Un soupir de soulagement se fit entendre dans l’assemblée.
— J’aimerais qu’il y ait d’autres essais, fit Ti Sandra, vers qui tous les yeux se tournèrent. Combien de temps faudrait-il au Mercure pour gagner un astéroïde non revendiqué ?
— Il faut d’abord en trouver un de taille suffisante, puis l’accoster et l’aménager… réfléchit à haute voix Stephen en faisant rapidement des calculs sur son ardoise.
— Deux mois au minimum, déclara Charles en le court-circuitant. Il est presque certain que d’ici là nos problèmes avec la Terre seront résolus d’une manière ou d’une autre.
— Si les choses évoluent si vite, déclara Ti Sandra, il serait peut-être trop dangereux de kidnapper quelques astéroïdes. (Elle médita un instant, pesant les différentes options, et secoua la tête.) Non, on ne peut pas courir ce risque.
Charles nous regarda tour à tour comme un petit garçon timide.
— Je ne pourrai jamais vous remercier assez pour ce que vous venez tous d’accomplir, murmura Ti Sandra.
— Nous avons le sentiment de leur avoir failli, nous dit Stephen tandis que l’entourage de la présidente se préparait à quitter la salle.
Ti Sandra demeura quelques instants en arrière, appuyée contre le bord de la table. Je me rapprochai d’elle. Elle me serra dans ses bras.
— Quel effet ça te fait de créer l’histoire ? chuchota-t-elle.
— Effrayant, répliquai-je sur le même ton. Certaines choses qui nous sont arrivées… je ne peux même pas les décrire.
— J’aimerais bien essayer, un jour, fit-elle avec un regard de conspiratrice. Mais je suis d’accord avec toi. Pas Mars. Pas tant que les choses sont ce qu’elles sont.
— Ça n’a jamais été autre chose qu’un rêve fumeux, nous dit Charles. Tu n’es pas d’accord, Casseia ?
Je ne savais que répondre. Ti Sandra fit un pas en avant, les jambes fermes mais la démarche lente, et leur serra la main.
— C’est énorme, ce que vous avez fait, dit-elle d’une voix sonore et maternelle qui donna aux mots un impact dépassant le simple cliché. Mars ne saura jamais vous en être suffisamment reconnaissante, ajouta-t-elle en me prenant la main pour la serrer avec effusion dans les siennes. Elle ne le serait d’ailleurs sans doute pas, même si elle était au courant.
— Nous commencions à avoir du mal à être tous d’accord, reconnut Stephen.
— Il est difficile de bien mesurer la situation où nous sommes, murmura Ti Sandra.
— Cette situation existe toujours, fit Charles en se penchant en avant, les mains nouées. Nous avons appris un certain nombre de choses intéressantes au cours de ces dernières heures. Il y a pas mal d’activité en ce moment sur la Lune.
— Lieh vient de m’annoncer que les autorités de la Terre ont pris le contrôle de la Fosse à glace, déclara Ti Sandra. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Allons au labo central, proposa Charles. Si la présidente se sent assez bien pour…
— Je crois pouvoir tenir encore quelques heures, murmura Ti Sandra. Montrez-nous le chemin.
Au cœur de Préambule, le labo central occupait une immense chambre d’un demi-hectare de superficie, divisée en trois espaces par de lourds rideaux d’acier. Le plafond gris foncé formait une voûte de dix mètres de haut à son sommet, aux lignes brisées par des rails de lumière concentrée et des conduits de supports de vie.
Le plus petit des trois espaces de travail était aussi le plus important. Situé près de l’entrée, il était à l’opposé des générateurs blindés. Charles passa le premier. Stephen le suivit, encadré par Ti Sandra et moi.
Nehemiah Royce, Tamara Kwang et Mitchell Maspero-Gambacorta occupaient des sièges devant une table où étaient posés deux LQ munis de leurs interprètes au complet. Je ne les avais jamais vus avant. Ils n’étaient installés que depuis peu.
— Nous venons d’achever leur éducation et leur mise à jour, nous dit Tamara en nous jetant un regard incertain. Ils ont été informés.
Elle avait plusieurs correcteurs nanos sur la tête. L’idée était qu’elle devait remplacer Charles en cas d’urgence.
— Parfait, déclara ce dernier. J’aimerais montrer à la présidente et à la vice-présidente ce que nous savons sur la Fosse à glace.
Tamara et Nehemiah travaillèrent quelques instants à susciter des affichages contrôlés par l’interprète. Nous eûmes droit à des graphiques, des cartes et des icônes mettant en évidence des fluctuations en quantités jusqu’à présent inexpliquées. Une image vidéo, cependant, était particulièrement claire. Elle montrait, en couleurs et en trois dimensions, une grande salle remplie d’hommes, de femmes et d’arbeiters chargés de matériel.
— C’est une liaison directe, un transfert optique, expliqua Charles. La Fosse à glace contient un espace de Pierce géant. C’est le pinceur que William Pierce a créé par accident. Il s’agit d’une version plus grosse que la nôtre, et toute faite. Cette vue nous montre un laboratoire situé juste à côté de la Fosse à glace.
— En direct ? demanda Ti Sandra.
— Presque comme si on y était, fit Royce en souriant.
— Est-ce qu’ils savent que nous les regardons, et avec quoi ? demandai-je.
— Nous faisons en sorte qu’une partie du bouclier qui protège la Fosse à glace ait des propriétés optiques, expliqua Charles. L’espace de Pierce – le pinceur – transmet des images et des sons directement à notre pinceur. Ils ont creusé une grande cavité à proximité de la Fosse à glace, pour en faire un centre de recherche. Ils ne savent pas que nous les espionnons.
— La région de la Fosse à glace et tous nos espaces de Pierce sont confondus, expliqua Nehemiah. Tous les pinceurs, en essence, sont coexistants.
— Ces pinceurs…, commença Ti Sandra.
— Nous les appelons ainsi quand ils nous servent à ajuster la réalité. Celui de la Fosse à glace paraît plus gros que les nôtres, mais ça n’a pas d’importance. Ils sont tous coterminaux et continus.
— Ils sont un bon exemple de l’identité de tous les éléments non décrits de la matrice de flux de données, fit Nehemiah.
— Voilà qui explique tout, murmura Ti Sandra.
Nehemiah s’obstina.
— Les pinceurs restent non décrits, complètement vierges. Ils peuvent devenir n’importe quoi.
— Ne nous écartons pas de l’essentiel pour le moment, nous dit Charles. On dirait qu’ils connaissent l’importance de la Fosse à glace et qu’ils savent ce qu’on peut en faire. Regardez ça. (Il indiqua plusieurs cubes aux arêtes arrondies suspendus dans des enchevêtrements de sangles.) Des penseurs de haut niveau. L’un d’entre eux au moins est un LQ. Mais nous n’avons jamais vu de penseurs comme ceux-là. Probablement très puissants.
— Plus subtils et multiplexes que ceux que nous sommes capables de fabriquer, estima Nehemiah.
— S’il faut qu’ils aillent sur la Lune pour utiliser la Fosse à glace, cela signifie qu’ils n’ont pas pu fabriquer de pinceur, fit remarquer Stephen.
— Possible, répliqua Charles, mais ils occupent peut-être simplement la Fosse à glace pour en interdire l’accès à d’autres. Nous pourrions savoir tout de suite l’étendue de leurs connaissances, si vous nous y autorisez.
Ti Sandra parla à voix basse à l’un des gardes, qui s’écarta pour transmettre un ordre sur son ardoise.
— Comment ? demanda-t-elle en se tournant de nouveau vers nous.
— S’ils savent que nous sommes en liaison directe, c’est qu’ils reçoivent nos signaux et qu’ils sont à l’écoute, en quelque sorte, en ce moment même. Nous avons fait la même chose, au début, pour essayer de comprendre la nature d’un pinceur. Nous pourrions nous servir de la Fosse à glace comme d’un résonateur pour leur faire parvenir un message.
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