Personnellement, j’avais aussi quelques questions à lui poser.
Lal Qila – la Forteresse rouge – se trouvait à trois heures de vol au sud de notre vallée, dans une région indépendante appartenant au plus petit MA musulman de Mars, Al Medaïn. C’était un lieu touristique une cinquantaine d’années auparavant, mais l’épuisement des ressources – aussi bien l’eau que l’argent – l’avait obligé à se transformer en monastère néo-islamique. L’endroit avait la réputation d’être très beau. Ses bâtiments étaient entièrement en surface, avec des façades en pierre locale recouvrant plusieurs couches pressurisées de poly et de boucliers antiradiations dissimulés derrière.
Dandy Breaker et deux gardes plus jeunes, Kiri Meissner et Jacques D’Monte, m’escortaient. Nous emmenions avec nous une copie réduite d’Aelita.
Le voyage en navette au-dessus de la vallée fut, comme toujours, extrêmement spectaculaire. Des vents violents, dans les profondes crevasses de Capri, faisaient bouillonner des torrents de poussière rose et orangé six mille mètres plus bas. Le chaos d’Eos flottait en nuages de glace cristalline effilochés sous le grand vent qui soufflait vers le sud. Mais je n’avais pas le temps de me perdre dans la contemplation du paysage. Aelita était en train de me donner ses dernières informations sur la situation financière de Cailetet, sur les prêts qu’ils avaient contractés auprès des banques triadiques de la Lune et même sur l’état des finances personnelles de Crown Niger.
— J’aimerais en savoir plus sur sa vie privée, demandai-je.
Aelita II avait des fichiers codés tirés de la plupart des bases de données de Point Un. Son image parut grandir et devenir plus dense, assise dans le fauteuil voisin du mien, tandis qu’elle faisait mine de compulser des liasses de papiers fantômes d’où elle tira un feuillet aux bords déchirés et décolorés qu’elle me tendit avec un regard complice.
— À manipuler avec précaution, hein ? murmurai-je.
— Il appartient au mouvement néo-islamique avec sa femme, qui a quitté les Fatimides il y a trois ans pour l’épouser. Mais il semble que son affiliation au mouvement soit de circonstance. Ce n’est pas un vrai dévot.
Ça, je le savais déjà.
— Pas étonnant, dis-je à Aelita II.
— Il a des appétits sexuels omnivores. Hommes et femmes.
— Brebis ?
— Pas de brebis.
— Cadavres ?
— Pas à ma connaissance.
— Beaucoup de politiciens ont du tempérament. Est-ce qu’il traite bien ses partenaires ? Pas de plaintes ? De procès, des trucs comme ça ?
— Aucun procès. Sa femme est malheureuse, mais elle reste avec lui.
— Rien de bien corrosif dans tout ça. Pourquoi le papier décoloré, Aelita ?
— Ahmed Crown Niger a vécu sur la Terre pendant trois ans à la suite du soulèvement antiétatiste de Sinaï. Nos mouches informatiques ont retrouvé des documents indiquant qu’un personnage utilisant des tournures de langage très voisines aurait participé à plusieurs actions politiques en Afrique du Sud, au sein de mouvements hostiles à l’unification panafricaine.
— Quel degré de similitude ?
— Les structures de langage correspondent à quatre-vingt-dix-huit pour cent. L’homme est recherché par les autorités judiciaires de la GAHS et de l’Union africaine. Il s’appelle Youssef Mamoud.
Je ne voyais pas l’usage que je pourrais faire de ces informations, même si elles étaient vérifiées.
— Aelita, murmurai-je, les bords délavés devraient être réservés au meurtre, au délit de pédérastie ou aux mensurations péniennes mensongères dans les petites annonces sous la rubrique des cœurs solitaires.
— Pardon ? fit Aelita II.
Elle n’avait pas l’humour plus sophistiqué que ses instincts politiques.
— Nous n’avons pas de contacts ni d’accords de réciprocité avec l’Union africaine, expliquai-je. Et la GAHS refusera de pratiquer l’extradition sur cette base. Le tuyau n’est pas terrible. Nous savons qu’il s’agit d’un opportuniste politique. Un traître. Un de ces jours… (les mots faillirent s’étrangler dans ma gorge, mais la colère les fit sortir quand même), nous serons peut-être obligés de le tuer.
— Je vois.
Lal Qila méritait son nom avec ses grosses murailles rouges surmontées de minarets à chaque angle et entourant une douzaine de dômes de pierre dont les plus larges faisaient deux cents mètres de diamètre. Le tout avait coûté très cher et avait un air, pour les Martiens, d’arrogance criarde. La communauté néo-islamique de Mars avait toujours été fière et nationaliste. Ses prières ne se tournaient pas vers la Terre, mais vers l’ouest, où se couchait le Soleil. Les stations néo-islamiques que j’avais visitées étaient bien tenues, propres et apolitiques. Les hommes étaient courtois et bien habillés. Ils portaient des redingotes à l’indienne ou des djellabas. Les femmes étaient racées, avec un maintien altier. Elles portaient des fourreaux qui descendaient à hauteur de mollet, avec des vestes de soie ou de coton sous un voile qui ne cachait pas leur visage et se drapait artistiquement sur leurs épaules.
On disait que le fait de porter modestement un voile devant un étranger représentait la forme d’attention flatteuse la plus sincère qu’une femme néo-islamique eût à sa disposition. Se voiler devant un homme connu de la famille ou de la communauté indiquait l’intention de courtiser, très stimulante.
Dans la mesure où cette réunion était censée être privée, notre groupe fut accueilli par des représentants de la sécurité et par le maire de la station, un petit homme affable et rondouillard vêtu d’une élégante redingote gris argent. Dandy, Meissner et D’Monte s’entretinrent quelques instants avec les gardes de Cailetet. Les dispositions de sécurité habituelles furent prises, et Aelita II se relia optiquement avec un penseur de Cailetet.
Le maire exhalait une odeur d’anis et d’eau de rose. Il nous précéda à pied vers un large dôme élevé situé non loin de l’enceinte de la station. À l’intérieur, le sol était jonché de coussins et de somptueux tapis fabriqués sur la Terre. Il y avait plusieurs vasques taillées dans la pierre pour les ablutions des fidèles ainsi que des étalages d’amulettes hadj ayant appartenu à des frères disparus.
Je m’accroupis sur un coussin, l’estomac tendu et acide.
Crown Niger fit son entrée d’une démarche de chat encore plus prononcée que la dernière fois. Il jeta une série de regards vifs dans toutes les directions et se laissa tomber avec un manque de grâce qui en disait plus que mille discours.
— Pardonnez-moi, madame la vice-présidente, murmura-t-il, mais je suis fatigué et je ne doute pas que vous sachiez pourquoi. Tous nos fichiers importants semblent ouverts à des regards indiscrets. Qu’est-il advenu de l’honneur martien ?
— Que puis-je faire pour vous, Mr. Crown Niger ? répliquai-je en souriant.
Ses narines se dilatèrent.
— Je vais être franc avec vous. Je sais que vous ne pouvez pas l’être de votre côté, mais ma situation est différente. Je ne suis qu’un misérable chacal qui court parmi une meute de loups. Je vais vous dire ce qui s’est passé et vous serez juge de l’interprétation. J’ai très peur.
Il ne mentait pas, la chose était évidente. Même son odeur était acide.
— Je ne vous cacherai rien, dit-il. Vous vous doutez déjà de toutes ces choses, mais je vais vous les exposer ouvertement. Nous avons fait plusieurs demandes de concessions avant la Suspension, sur ordre de notre partenaire majeur de la Terre.
— La GAEO.
Il secoua la tête.
— Au-dessus de la GAEO. L’Alliance des Alliances. Vous en avez entendu parler ?
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