— Jamais, reconnus-je.
— Elle existe. La plupart de nos demandes ont été rejetées, mais celles qui ont été accordées ont été ouvertes aux intérêts de la Terre. Quatre-vingt-dix en tout, récemment acquises ou que nous possédions déjà. Elles ont été truffées de criquets, d’usines destinées à fabriquer des nanomachines destructrices.
Je dus devenir écarlate. Mes mains se mirent à trembler de rage.
— Nous ne savions pas qu’ils feraient une telle chose, mais… je comprends qu’à vos yeux notre complicité soit inexcusable. Ce n’est pas pour vous dire cela que je vous ai fait venir ici, cependant. C’est parce que nous n’avons pas plus de protection que vous contre ces criquets.
Il demeura quelques instants silencieux.
— Je vous écoute, lui dis-je.
— J’avais espéré parler à la présidente.
— Elle est trop occupée.
Il soupira.
— Nous avons fait un certain nombre de découvertes à Cailetet. Rien d’aussi impressionnant, bien sûr, que de déplacer des lunes. Mais un travail important tout de même, et lucratif, surtout dans le domaine des communications. Il y a huit jours, nous avons relayé cette information à nos contacts sur la Terre, dans l’intention de faire breveter quelques nouvelles technologies. Nous espérions continuer de mener nos affaires malgré le climat de crise actuel. La réponse fut inattendue. Ils nous ordonnaient de démanteler notre équipe de recherche et d’envoyer tous nos savants sur la Terre.
Je m’étais estimée en position de supériorité et en pleine possession de mes moyens au début de cette conversation, mais je ne ressentais plus que de l’horreur.
— Vous leur avez tout dit ! réussis-je à articuler.
— Nous avions passé un accord avec l’Alliance des Alliances. Je n’ai jamais fait de ma vie un aussi mauvais calcul. (Il joignit les mains sous son menton et se balança d’avant en arrière sur son coussin.) Ils ne communiquent plus avec moi. J’ai peur qu’ils ne prennent des mesures horribles. J’ai la conviction très ferme que ce sont eux les responsables de la Suspension. Il faut que nous unissions nos forces. Ensemble, nous pouvons survivre.
— Qu’avez-vous découvert dans le domaine des communications ? demandai-je.
Mon esprit galopait plus vite que mes pensées. Il fallait que nous repartions très vite, que nous retournions à Kaibab. Je devais m’entretenir au plus tôt avec Charles, alerter la présidente.
— Nous pouvons communiquer instantanément sur de très grandes distances, m’expliqua Crown Niger. Ce n’est pas grand-chose, bien sûr, à côté de ce que votre équipe est capable de faire. Mais nous pensons que ce n’est pas négligeable, et aucun rapport n’indique que vous ayez accompli cette percée.
— Quoi d’autre ? interrogeai-je.
— Sur la Terre, ils semblent croire qu’il y a beaucoup plus… À cause de vous et de votre fichu exhibitionnisme ! s’écria soudain Crown Niger.
Il baissa les yeux et soupira de nouveau, comme sous le coup d’une grande impatience.
— J’ai travaillé dur pour construire un sanctuaire à l’abri de toutes ces insanités, reprit-il. Celles de la Terre, et celles de la République, à présent. J’ai mis toute mon âme et toute ma vie dans ce choix d’indépendance, pour que mon peuple puisse avoir sa liberté.
— Vous vous êtes vendu à la Terre, et vous parlez d’indépendance et de liberté ?
Il fronça les lèvres, comme s’il allait cracher.
— Peu m’importe ce que vous pensez de moi. Il est clair que vous n’avez pas d’honneur. Il n’y a rien en vous de véritablement martien. Vous êtes prête à menacer notre mère à tous uniquement pour vous assurer une victoire politique. Utiliser de telles armes… C’est complètement fou !
— Des Martiens sont morts parce que les Terros ont employé la force. Personne n’a encore péri sur la Terre à cause de nous, que je sache.
— Quelle naïveté ! Vous ne comprenez pas que le simple étalage de votre puissance, de vos capacités, ne peut qu’engendrer la violence ? Et vous entraînez Cailetet dans votre sillage. Nos anciens alliés ne nous reconnaissent plus. Les Martiens prétendent comprendre la politique des nations, mais Mars n’est qu’un village qui a trop grandi et qui est peuplé de simples d’esprit.
— Vous venez de verser un élément nouveau dans l’équation, lui dis-je. Ils sont persuadés que vous serez bientôt aussi puissants et capables que nous.
— Le serons-nous ? demanda-t-il, soudain blême. Sommes-nous sur la même voie ?
Les découvertes auxquelles Cailetet pouvait arriver dans un mois ou dans un an étaient pour le moment sans rapport avec la question.
— Ils ont cherché à enfermer ce génie dans une bouteille depuis le début, il y a des années de cela, murmurai-je.
— Que faut-il que nous fassions ? demanda-t-il.
Je me levai en disant :
— Nous ne contrôlons plus la partie qui se joue en ce moment. Vous ne le sentez pas ?
Il secoua la tête.
— Oui, mais…
— L’Alliance des Alliances connaît certainement vos antécédents. Vos manigances en Afrique, votre association avec Dauble… Comment voulez-vous qu’ils vous fassent confiance ? Vous leur avez été utile dans le passé, mais maintenant… Il faut que je m’en aille, ajoutai-je en secouant la tête.
Aelita II rompit sa liaison avec le penseur de Cailetet. Je m’éloignai et elle me suivit sur son chariot. Lorsque j’arrivai au milieu du dôme, Ahmed Crown Niger bondit sur ses pieds, leva les bras au ciel et se mit à hurler :
— Que pouvons-nous faire ? Dites-le-moi ! Il doit y avoir quelque chose à faire !
Dandy, Meissner et D’Monte me rejoignirent dans la galerie à l’extérieur du dôme. Le maire de Lal Qila les suivait, posant des questions pour essayer de comprendre l’urgence de la situation. Dandy le repoussa gentiment en arrière, la main à plat sur sa poitrine. La mâchoire du maire tomba. Il était indigné de la rudesse de ces manières. Nous le laissâmes avec ses collaborateurs devant l’entrée du dôme. Les cris et les supplications de Crown Niger nous parvenaient encore, résonnants, de l’intérieur.
— Nous retournons à Préambule, ordonnai-je à Dandy. Il faut que je parle à la présidente de toute urgence.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Il ne nous reste plus beaucoup de temps.
Plus de temps, plus de distance, plus de hasard.
2184, N.A.M.O
L’envol de Mars
La crise finale était arrivée. D’une manière aussi claire que la nuit martienne, je savais que la Terre calculerait qu’elle n’avait pas d’autre choix que de mettre fin à l’accumulation des menaces qui pesaient sur elle en s’assurant le contrôle total des nouvelles technologies en notre possession. Tous les progrès accomplis par la Terre, toutes ses thérapies et tous ses raffinements fondraient comme de la grésille mouillée devant la terreur inspirée par notre puissance et notre imprévisibilité.
Une fois dans la navette qui nous éloignait de Lal Qila, j’envoyai un message urgent à Ti Sandra et décidai de mettre Préambule en état d’alerte. Ti Sandra répondit qu’elle m’attendait avec son état-major aux Mille Collines pour un examen approfondi de la situation.
— La jarre de tous les maux est ouverte, Cassie, conclut-elle, et plus personne ne pourra la refermer. L’opération Préambule demeure notre meilleure défense. Dis à Charles que je ferai peut-être bientôt appel à lui et qu’il devra être prêt.
Son visage imprégné d’une lassitude infinie est resté depuis des années dans ma mémoire avec une extraordinaire netteté comme celui d’une personne de pouvoir juste et sensible placée dans une situation de massacre. Je suis hantée par ce visage, si peu ressemblant à celui de la Ti Sandra que j’avais connue au début et que j’en étais venue à aimer comme ma propre sœur.
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