— Ce n’est pas la première fois que j’entends ça. Vous prétendiez que ce n’était rien.
— C’est Charles qui l’a dit, pas moi, fit-il avec un haussement d’épaules. De drôles de choses lui échappent quand il est relié au LQ.
— Et vous ne savez pas ce qu’il entend par là ?
Il secoua la tête, légèrement narquois.
— Je croyais le savoir, à un moment, il y a des années.
— Et alors ?
— Nous invoquions ensemble le pincement de la destinée pour qu’il dissipe certaines contradictions par rapport à la logique. Et aussi pour qu’il nous explique pourquoi nous ne pouvions pas voyager dans le temps hormis le fait que le voyage instantané dans l’espace affecte notre position dans le temps. Le problème semblait classique et quelque peu naïf, et pourtant… c’était aussi simple que ça.
— Qu’est-ce qui était aussi simple ?
— Avec votre rehaussement, vous devez être capable de voir les problèmes.
— Voyager à des vitesses éclipsant celle d’un photon est une quasi-impossibilité logique dans un univers causal.
— Il y a plus d’un siècle que personne ne se soucie de la notion d’univers causal, murmura Stephen. Mais la théorie des descripteurs éclaire tout sous un angle différent, même si la cause et les effets se limitent en dernière instance aux règles qui gouvernent les interactions entre les descripteurs.
Ce que je comprenais, dans tout cela, c’était que l’ensemble des phénomènes extérieurs, l’ensemble de la nature ne représente qu’une sorte de variable dépendante résultant de la fonction descriptive. Mais je m’étais perdue dans l’abstraction mathématique et il fallait maintenant que je rebrousse chemin.
— Y a-t-il une contradiction logique ou non, finalement ? demandai-je.
— Les règles de la fonction descriptive sont la seule vraie logique, me répondit Charles. Nous n’avons pas besoin du pincement de la destinée.
— Qu’est-ce que c’était au juste ?
— Nous ne l’avons jamais découvert, me dit-il en secouant la tête avec réticence. Je ne sais pas pourquoi il en a parlé.
— Mais c’était quoi ? insistai-je.
— Une variante de la vieille théorie des univers multiples. Nous pensions qu’en déplaçant une masse de manière instantanée vers un point situé en dehors de sa sphère d’information, nous ne ferions que reconstituer sa masse dans un univers différent du nôtre. Mais nous n’avons pas la preuve que les mondes parallèles existent.
Charles murmura alors :
— Stephen, je n’aime pas trop ça. Le LQ se tourne vers trop de vérités.
Leander fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Attends, fit Charles d’une voix faible.
Sa main se dressa. De derrière sa couchette, instinctivement, je la saisis dans la mienne. Il soupira, me serra douloureusement les doigts et murmura :
— Merde. On a raté quelque chose.
Hergesheimer, qui l’écoutait le front plissé, demanda :
— Vous savez de quoi il parle ?
— Faites rentrer Galena, dit Charles. Dépêchez-vous. Ne la laissez pas regarder dehors.
Hergesheimer s’éloigna rapidement dans la galerie.
— Est-ce que je peux t’aider, Charles ? demandai-je sans lui lâcher la main.
— Le LQ a trouvé un mauvais chemin. Que personne ne regarde dehors.
Je sentis une secousse sans direction particulière. De ma main libre, je m’agrippai au dossier de la couchette de Charles. Leander devint flou, environné d’ombres. Il sembla disparaître à moitié dans un coin. Ses lèvres remuèrent mais il ne parla pas, ou c’est moi qui ne l’entendis pas. Un bruit ressemblant à une plainte arriva derrière moi et m’enveloppa comme une nuée de moucherons dans une crèche pleine de bébés affamés. Boum boum boum. J’avais l’impression de me cogner sans cesse à moi-même tout en demeurant sans bouger. Je n’étais pas plusieurs mais unique. J’eus un aperçu de ce qui m’arrivait lorsque je vis des formes retomber autour de Stephen. Il semblait entouré d’images de ballons qui se dégonflaient en se plaquant à lui avec un bruit de succion, ce qui le faisait bondir et trembler. Les lignes d’univers entraient en collision par inertie. La cabine se remplit d’images affaissées du passé, mais tout cela, naturellement, était incohérent.
Je me tournai vers les moniteurs et vis des fantômes d’images optiquement et électroniquement inadaptées, des images qui ne pouvaient être réassemblées correctement à partir de leur codage initial. Les mathématiques ne fonctionnaient plus. La physique de nos appareillages était dépassée. Nous étions aveugles, incapables de traiter les informations, incapables de réimaginer la réalité.
La plainte devint plus forte et plus aiguë. Toujours en collision avec mes moi antérieurs, je perçus néanmoins la direction du bruit et me retournai pour lui faire face. La salle en forme d’étoile faisait des angles insensés. Je reconnus une forme et vis le visage de Hergesheimer transformé en représentation cubiste à facettes comme dans la vision d’une mouche. Le visage devint celui de Galena Cameron. J’eus la force de bâtir une hypothèse selon laquelle Hergesheimer tenait Galena pour l’empêcher de tomber et c’était elle qui émettait le bruit plaintif, les yeux fermés, les mains flottant autour de son visage comme des animaux familiers en quête d’une caresse.
Les lèvres de Hergesheimer formèrent des mots : « Je n’ai pas regardé. »
Puis : « Dehors. »
Et : « Elle oui. »
Stephen s’était déplacé. Je n’arrivais pas à le situer parmi tous ces angles divergents. Je tenais toujours la main de Charles dans la mienne. Ses doigts, noués aux miens, m’étaient devenus totalement extérieurs. Il tenait un inverse de ma main. Mais cela n’avait pas d’importance.
Le tout éclata. Le bruit fut horrible, à faire grincer l’âme. Mes os et mes muscles me donnaient l’impression d’avoir été pulvérisés puis reconstitués.
Des gouttes de sang flottaient dans l’air. Je pris une inspiration profonde et faillis suffoquer en les happant. Quelque chose comme un rasoir m’avait tailladé la peau en longues estafilades peu profondes. Mes vêtements eux aussi étaient lacérés. Les surfaces intérieures de la salle étaient hachurées comme si un fléau à pointes dures les avait battues dans tous les sens. Leander gémit et porta les deux mains à son visage. Il les retira ensanglantées. Hergesheimer serra Cameron contre lui. Elle se laissa faire, passive. Elle était lacérée, ensanglantée elle aussi.
Charles me lâcha. À l’endroit où nos mains avaient été en contact, il n’y avait aucune marque. Mais le dos de la mienne semblait avoir servi à un chat pour se faire les griffes, sauf aux endroits recouverts par ses doigts.
L’intérieur de la salle était glacé. L’électronique et les moniteurs ne fonctionnaient toujours pas. Mais ils se remirent subitement à marcher. Nous revîmes les étoiles ainsi que la clarté d’un soleil beaucoup plus proche.
Pendant un moment, personne ne dit mot.
— Il faut nous soigner, déclara enfin Stephen en inspectant ses deux mains et ses vêtements ensanglantés.
Nous avions apporté le nécessaire médical de la navette. J’allai le chercher. Tout le monde semblait attendre de moi que je prenne l’initiative et que je me transforme en infirmière.
Autrement, me disais-je, je risquais de finir comme Galena, aussi molle qu’une poupée de chiffon, les yeux clos, les lèvres serrées dans une énigme sans fin.
À mon retour, Stephen était plongé dans une conversation avec Charles. J’appliquai les nanos médicales d’un flacon directement sur leurs plaies avec une éponge stérile. Tout le monde se dépouilla de ses vêtements pour recevoir des soins. Hergesheimer s’occupa de déshabiller Galena, qui ne résista pas. Nous nous frottâmes mutuellement, rassurés par le seul contact des autres, plongés dans une orgie de tendresse curative.
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