— Il nous faudra au moins une demi-heure pour déterminer notre position actuelle et calculer la différence, nous dit Hergesheimer.
— Exact, fit Stephen.
Les coordonnées entrées dans le LQ tiendraient automatiquement compte du mouvement de notre objectif stellaire pendant les dix mille années terrestres que mettait son image à faire le voyage, mais il y avait d’autres facteurs qui compliquaient les calculs.
La cabine devint plus froide. Les moniteurs s’éteignirent. Mes bras s’engourdirent, ma vision se remplit de franges et de distorsions. Je n’avais aucune sensation de mouvement ni de force d’inertie quelconque. Au contraire de tout ce qui s’était passé jusque-là dans l’histoire humaine, le pincement ne faisait appel à aucune mécanique, aucune combustion. Il ne produisait aucune chaleur, aucun bruit en dissipant de l’énergie. Jamais aucun moyen de locomotion n’avait été aussi peu spectaculaire. Il fallait espérer que les résultats compenseraient…
Les moniteurs se rallumèrent par à-coups. Mes bras étaient glacés et mes jambes brûlantes, mais je ne me sentais nullement fiévreuse. Je vis mes compagnons battre des paupières et ouvrir les yeux comme s’ils émergeaient d’une courte sieste.
Charles gémit sourdement, puis bredouilla une excuse.
— Je vous rejoins dans une minute, nous dit-il.
— Où sommes-nous ? demanda Stephen Leander.
Je ne voyais rien d’autre que des étoiles sur les affichages de l’extérieur. Mars avait disparu. Les ténèbres ambiantes, cependant, étaient agrémentées d’épaisses torsades entrelacées légèrement colorées. Certaines étoiles semblaient floues, plus larges et moins nettes que des têtes d’épingle. Je n’avais jamais vu un ciel pareil de toute ma vie. C’était à la fois splendide et terrifiant. Le sang battait à mes oreilles, j’avais la gorge sèche et je toussai dans ma main crispée. Un instant, je me sentis prise de claustrophobie. Cette vieille galerie… Me trouver prisonnière sur ce satellite trop petit pour être une lune mais trop gros pour être appelé un caillou…
Et ce gros rocher difforme avait parcouru des distances énormes, incompréhensibles.
Il n’y avait pas d’humains à part nous dans un rayon de dix mille années-lumière, soit quatre-vingt-quinze mille billions de kilomètres. Nous étions entourés de milliards de kilomètres de cette poussière d’étoiles éthérée et de rien d’autre. Nous ne savions peut-être pas où nous étions. Nous étions peut-être perdus.
Je forçai mes doigts à se décrisper et pris plusieurs inspirations profondes.
Hergesheimer et Cameron étaient en train de s’affairer calmement et efficacement autour de leurs appareils, analysant les images et faisant des relevés. Hergesheimer grommelait entre ses dents.
— Il nous faut plus de détails sur le facteur de dispersion de cette famille d’étoiles, dit-il à Cameron en désignant un groupe de cinq astres enveloppés d’un halo bleu.
Elle fit une rapide recherche sur son ardoise, délaissant les ordinateurs couplés à leur équipement astronomique.
— Il s’agit du groupe A-29, EGO 23-7-6956 à 60 inclus, dit-elle.
— C’est bien notre objectif.
Hergesheimer régla un levier sous le moniteur et la vue bascula légèrement. Il montra du doigt un minuscule point brillant, sans halo, au centre d’un réticule. Il se détachait à peine du fond noir vaporeux.
— Nous l’avons raté de soixante milliards de kilomètres, murmura-t-il.
Puis il ajouta aussitôt d’une voix admirative :
— Pas mal pour une première approximation.
Son visage s’assombrit alors, et il murmura :
— Mais ce n’est pas une partie de fer-à-cheval. Nous sommes à une distance de cinquante-quatre milliards de kilomètres de l’orbite de la planète la plus excentrée.
Il examina ses appareils, hocha la tête avec un froncement de sourcils et déclara gravement :
— Mes amis, ce n’est peut-être rien en regard de ce que nous venons d’accomplir, mais… il y a sept planètes dans notre système cible, dont trois énormes géantes gazeuses, très jeunes, de deux à cinq fois plus grosses que Jupiter, et quatre petits mondes rocheux bien plus près de l’étoile. Au milieu, il y a toute la place voulue, au bon endroit pour que l’orbite soit confortable, sans autre obstacle qu’une ceinture d’astéroïdes très diffuse. Mais tout cela ne signifie rien si nous ne faisons pas une légère correction.
Hergesheimer se tourna vers moi en déglutissant très fort. Il hocha de nouveau la tête, comme pour reconnaître que cela valait bien qu’on perde une petite partie de son imperturbabilité.
— Charles ? interrogea Leander.
— Le LQ est en train de calculer les corrections et les extrapolations. Nous repartirons dans cinq minutes.
À l’intérieur de Phobos, quelque chose bougea avec un grognement de basse qui semblait monstrueusement vivant. Les murs isolés de la station vibrèrent. Tout le monde, à l’exception de Charles, échangea des regards inquiets.
— Nous avons déjà entendu ce bruit, en moins fort, nous dit Stephen Leander. Ce satellite a été un peu trop bousculé ces temps derniers. Il est soumis à différentes contraintes structurales.
— Et ce n’est pas fini, renchérit Cameron.
— Il ne devrait pas y avoir de problème, nous assura Stephen. Les forces enjeu sont minimes. C’est vrai que le bruit est impressionnant.
Cameron se rapprocha de moi.
— Il y a une salle de repos avec vue directe, déclara-t-elle. Les mineurs ont dû l’ajouter avant la dernière mise à jour des plans. J’ai envoyé un arbeiter faire un peu de ménage et voir si la coupole blindée s’ouvre bien. Le docteur Hergesheimer n’a plus besoin d’aide jusqu’à notre arrivée. Tout fonctionne automatiquement à présent. J’aimerais faire l’expérience du déplacement en direct, mais pas toute seule, de préférence. Vous croyez qu’ils ont besoin de vous ici ?
Charles semblait indifférent, mais je ne voulais pas le quitter.
— Vous pouvez y aller, lui dis-je. Je reste ici.
Cameron me lança un regard vif, plein d’attente, puis s’éloigna à reculons, pivota avec la grâce experte d’une Ceinturière et prit une galerie menant à la surface.
— Elle est jeune, nous dit Hergesheimer. Je ne me sers plus jamais de télescopes optiques. Ça ne sert à rien. Les yeux ne voient rien.
— J’aimerais bien observer en direct, moi aussi, déclara Stephen. Nous irons jeter un coup d’œil quand le déplacement sera terminé.
J’avais toujours du mal à accepter l’immensité de l’espace qui nous entourait, les centaines de milliers d’étoiles, les nuages de gaz et de poussière.
La distance ne compte pas. La distance ne représente rien d’autre que des variations de simples descripteurs.
— Vous vous sentez bien ? me demanda Stephen Leander.
Je secouai la tête. Mes joues étaient mouillées. De petites larmes sphériques tombèrent lentement à mes pieds sous la faible gravité de Phobos.
— Mélancolique ? demanda Charles en se tournant vers moi.
Son visage était extraordinairement paisible, anormalement détendu et indifférent. Je compris que la question de Stephen l’avait tiré de sa concentration.
— Non, murmurai-je. Question d’échelle. Un peu perdue. Je ne sais pas ce qui est encore capable de m’impressionner.
Charles détourna son visage, les yeux hagards.
— Faire une erreur, voilà ce qui peut encore nous impressionner, dit-il d’une voix tranquille. Le pincement de la destinée.
Encore cette expression, qu’il avait plusieurs fois niée. Je fis face à Stephen et pressai un doigt, un peu brutalement, sur sa poitrine. Je murmurai dans un souffle :
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