— Il a fallu pour ça qu’il nous balance dans un univers parallèle.
— Les univers parallèles n’existent pas. Nous étions dans notre propre univers. Ce sont les règles qui ont changé.
— Et ça veut dire quoi, ça ?
Ma respiration se faisait par à-coups, mes mains s’ouvraient et se fermaient spasmodiquement. Je les cachai derrière moi, crispant les mâchoires jusqu’à ce que j’aie mal aux dents.
— Le LQ a découvert une nouvelle catégorie de descripteurs et il a essayé d’en pincer un. Cette catégorie semble en corrélation directe avec tous les autres descripteurs à plus vaste échelle. Cela forme un tout. Le pincement de la destinée. Nous avons changé la manière dont l’univers se comprend et se construit.
— C’est ridicule.
— Je ne le comprends pas moi-même. Mais je ne peux pas le nier.
— Qu’est-il arrivé à l’ancien univers ?
— Le nouveau ne pouvait réaliser aucune opération. Il était incohérent. Ses règles se contredisaient et produisaient une nature insensée. Tout est retourné aux règles antérieures. Nous sommes revenus.
— L’univers dans sa totalité ?
Je me penchai en avant, les mains sur les genoux.
— Je ne peux pas avaler ça. C’est impossible, Charles. Je n’y arrive pas.
— Je pense que Galena ira bien dans quelques heures. Son esprit rejettera ce qu’elle a vu. Elle redeviendra ce qu’elle était avant.
— Qu’adviendra-t-il si nous touchons de nouveau à ce descripteur ?
— Nous n’y toucherons plus. Mais si nous le faisions, nous serions de nouveau entourés d’un univers incompréhensible, et tout reviendrait en arrière. Le problème, pour nous, est pour l’instant insurmontable. Les règles de notre univers ont été créées au moyen d’innombrables combinaisons et échecs. C’est l’évolution. Il faudrait que nous apprenions à faire interagir toutes les règles afin qu’elles aient un sens. Cela prendrait des siècles. Nous ne sommes pas capables, pour le moment, de créer de toutes pièces un univers viable.
— Et tu penses que nous pourrions y arriver un jour ?
— C’est concevable.
La manière dont il me regardait, dont il me parlait, avec réticence, comme s’il craignait de me heurter ou de me décevoir, me mettait, si toutefois la chose était possible, encore plus mal à l’aise. J’avais eu très peur, juste au moment où j’étais persuadée d’avoir franchi le cap où je me souciais de ma propre existence.
Je me demandais ce qui se serait passé si nous étions morts avant que les règles ne reviennent à la normale. Soudain, Charles me parut incroyablement exotique, non humain, intellectuellement monstrueux.
— Allons-nous pouvoir retourner ? lui demandai-je.
— Je me rebrancherai dans quelques minutes. L’interprète devrait avoir fini et le LQ aura recouvré ses esprits. Je suis vraiment navré, Casseia.
Je lui jetai un regard appuyé, les poils de ma nuque hérissés.
— Pourquoi ressens-tu toujours le besoin de t’excuser devant moi ?
— Parce que je n’arrête pas de te coller sur le dos des problèmes de plus en plus lourds. J’aurais tellement voulu te faciliter les choses, m’occuper de…
— Bon Dieu, Charles !
Je me redressai tout en essayant de me propulser d’un coup de talon, mais il tendit la patte et me happa la cheville comme un chat, en me ramenant vers le bas en un arc brutal. Je cognai le sol, mais il m’avait évité une bosse à la tête.
D’un geste horrifié que je regrettai immédiatement avec honte, je me dégageai.
Il eut à son tour un mouvement de recul, les yeux plissés. Puis il retourna à son fauteuil et fixa les câbles optiques derrière sa tête. Il était devenu expert. Il n’avait plus besoin qu’on l’aide.
Charles nous ramena chez nous, dans l’orbite de Mars, comme si rien ne s’était passé. Par liaison directe, on nous attribua une nouvelle aire d’atterrissage à la station de Perpetua, cinq cents kilomètres à l’est de Préambule, au pied du plateau de Kaibab.
Charles avait demandé qu’une antenne médicale soit prête à s’occuper de Galena Cameron. Puis il désactiva le pinceur et nous nous préparâmes à quitter le satellite.
Honteuse de ce qui s’était passé entre nous, je l’aidai à défaire ses câbles et à transporter le penseur et l’interprète à bord de la navette. Nous échangeâmes peu de paroles. Les yeux de Galena étaient fixés sur moi tandis que j’aidais Stephen Leander à guider son corps sans réaction vers la navette. Elle se raidit légèrement lorsque nous bouclâmes son harnais sur sa couchette puis demanda :
— Est-ce que mes yeux ont changé de couleur ?
Je ne me souvenais pas vraiment de la couleur de ses yeux avant, mais je lui répondis que non.
— Vos yeux sont tout à fait normaux, affirmai-je.
Elle frissonna.
— Le docteur Hergesheimer est vivant ?
— Nous allons tous très bien, Galena, lui dit Stephen.
Hergesheimer se pencha au-dessus de sa couchette, la tête en bas, les pieds au sommet de la cabine des passagers.
— Nous nous sommes fait du souci pour vous.
— Je ne pense pas être ici depuis très longtemps, murmura-t-elle, toujours frissonnante. Je sais que je ne dormais pas. Avons-nous des résultats ?
— Nous avons ce que nous étions venus chercher, murmura Hergesheimer. Mais c’était une chasse aux chimères, en fin de compte, ajouta-t-il en me regardant. Nous ne pourrons pas y retourner.
— À cause de moi ? demanda Galena, saisie de détresse.
— Mais non, ma chérie, répliquai-je. Ce n’est pas à cause de vous.
Ti Sandra Erzul et son entourage, incluant tous ceux qui étaient au courant de nos projets, arrivèrent à Kaibab et à Préambule. Charles, Stephen, Hergesheimer et moi fîmes les présentations dans l’annexe du labo. Ti Sandra s’assit du côté gauche de la grande table, flanquée d’un arbeiter médical et de trois gardes de la sécurité armés jusqu’aux dents. La présidente, qui avait perdu douze kilos depuis notre dernière rencontre, semblait alerte mais distante. Sur le chemin de l’annexe, elle m’avait confié :
— Je suis passée très près de la grande faucheuse, Cassie. J’ai vu ses yeux et j’ai fait une partie de canasta avec elle. Ne m’en veux pas si mon regard est un peu spectral.
Je laissai parler Hergesheimer le premier. Il nous présenta une vue tristement éclairée du nouveau système stellaire.
— Le choix est splendide, conclut-il. Une planète placée entre ces deux apsides (il éclaira deux points à l’intérieur et à l’extérieur d’une bande elliptique en grisé) recevrait assez de lumière et de chaleur pour devenir un paradis. Même Mars.
Les visages s’assombrirent de plus en plus tandis que je racontais les difficultés de la deuxième partie du voyage. Ti Sandra frissonna.
— Charles m’a assuré qu’une telle chose ne se reproduirait plus jamais, poursuivis-je. Mais je suis obligée d’avoir un point de vue plus prudent.
Ti Sandra hocha la tête avec réticence.
— Quels que soient nos problèmes actuels avec la Terre, conclus-je, nous ne pouvons pas, à mon avis, adopter la solution extrême. Il faut trouver autre chose.
Stephen baissa les yeux et secoua la tête. Charles prit la chose avec sérénité.
— Nous devons faire confiance à tous les intéressés, dit-il. Je vous ferai parvenir un rapport technique sur le double transfert, mais je ne vois pas l’utilité d’entrer dans les détails dès à présent. Nous avons accompli notre mission, mais nous nous sommes heurtés à un problème majeur. Nous avons tous été traumatisés, et une personne de notre groupe souffre de désorientation profonde. Jusqu’à ce que nous ayons tous repris confiance, je suis du même avis que la vice-présidente.
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