— Caractère ? répétai-je. Détermination ?
— Je me disais : « Elle est aussi dingue que toi. »
— Seigneur ! m’exclamai-je avec un rire forcé.
— Je croyais pouvoir ébranler le statu quo vieux d’un siècle, découvrir les rouages de l’univers. Et toi… je te disais que tu deviendrais présidente de Mars, tu te souviens ?
— Je vérifierai dans mon journal, pour voir si c’est vrai. Quand tout sera fini, tu pourras peut-être t’établir voyant extralucide.
— Ce ne sera jamais fini. Des événements de cette dimension ne finissent jamais. Tu ne m’as jamais posé de questions sur ma femme.
— Ça ne me regarde pas.
— Elle était d’une grande douceur. Une vraie Martienne. Elle est restée à mes côtés pendant trois ans. Elle avait un sens aigu du devoir, et elle a fait tout ce qu’elle a pu, mais elle a fini par partir. Elle disait qu’elle ne savait jamais où j’étais ni ce que je pensais.
— Je suis désolée. Visiblement, vous n’étiez pas faits pour vous entendre.
— Non.
Il se détourna, comme s’il allait se flétrir soudain. Je me demandais combien d’énergie ces connexions LQ lui pompaient. Mais il fallait que je le ramène à nos préoccupations.
— Où crois-tu que Mars doive aller ? demandai-je.
Il redressa la tête et connecta son ardoise au poste principal.
— Aelita, voici des coordonnées approximatives et des numéros d’étoiles. Comparez-les à vos bibliothèques d’astronomie et mettez les coordonnées à jour.
Aelita afficha graphiquement une série d’amas très denses.
— Nous ne pouvons pas nous contenter de nous déplacer de quelques années-lumière, reprit Charles. Avec ses moyens actuels de poursuite et de mesure, la Terre nous retrouverait n’importe où dans un rayon de quelques centaines d’années-lumière. Si nous quittons le Système solaire, c’est parce qu’ils ont prouvé qu’ils étaient prêts à tout pour nous détruire… et qu’ils ne cesseraient d’essayer.
Le fait d’exprimer crûment notre dilemme avait toujours le pouvoir de me glacer le sang.
— Je suggère donc, continua Charles, que nous fassions le grand saut. J’ai examiné les nouveaux relèvements et je les ai donnés à Aelita pour qu’elle les traite. Un candidat a émergé. C’est le meilleur endroit que l’on puisse trouver dans cette région-ci de la galaxie. Environ dix mille années-lumière d’ici, cinq mille années-lumière plus près du centre galactique. Un nuage étroit et restreint à quelque distance du bord d’attaque de l’un des bras galactiques. Un amas d’étoiles épais, plus jeune de quelques milliards d’années que la plupart des étoiles voisines de notre Soleil, mais stable et riche en métaux. Ce qui signifie des nuits étoilées et un superbe ciel.
« J’ai exploré le catalogue 22 du dernier Relevé galactique et j’ai repéré une étoile naine et jaune qui fait environ les neuf dixièmes de la taille du Soleil. Certaines perturbations indiquent la présence de quatre grosses planètes. Des mondes rocheux dont nous ne connaissons rien, naturellement. Et il y a une douzaine d’étoiles du même genre dans la région.
« Je te les offre, conclut-il. Les nuages, les étoiles, un plein jardin de fleurs. (Il m’observa attentivement.) À toi de choisir. Tu peux devenir la mère de la nouvelle Mars.
Je me souvins des fleurs anciennes que Charles m’avait données près du Très Haut Médoc. Il les avait cueillies dans le lit de la mer vitrifiée. Aujourd’hui, il m’offrait un bouquet d’étoiles. Après tant de fatigue et de douleur, il avait toujours le pouvoir de me couper le souffle.
— Je voudrais que tu me pardonnes, murmurai-je. Je n’ai pas toujours été très gentille avec toi. Tu as fait un magnifique travail.
— Merci, me dit-il.
Son visage s’était illuminé. Il me regardait avec une intensité empreinte d’une douceur infinie. J’avais toujours eu ce pouvoir de lui plaire. Je n’avais jamais eu autant de prise sur Ilya, et c’était peut-être la raison pour laquelle je l’avais aimé.
Je regardai les étoiles scintillantes et cerclées à la périphérie de la grosse lentille aplatie.
— Il faut faire des réservations ? demandai-je.
J’entrai au milieu d’une discussion le lendemain en venant avec Dandy et Lieh inspecter l’état des travaux sur les gros pinceurs. Le laboratoire central avait été achevé la semaine précédente. Le matériel avait été groupé dans une seule salle, et quelques essais préliminaires avaient déjà été effectués sur de petites quantités d’oxygène transformé en antioxygène. La voix de Leander s’éleva au-dessus de la mêlée.
— Personne ne comprend donc contre quoi nous nous battons ?
Mitchell Maspero-Gambacorta et Tamara Kwang s’opposaient à Charles, Leander et Royce. Lorsque Kwang me vit arriver, elle figea ses traits en un masque glacial. Maspero-Gambacorta secoua la tête, grommelant entre ses dents, et s’éloigna pour s’asseoir sur le comptoir bas où étaient fixés les gros extracteurs entropiques. Royce ramassa son ardoise et quelques outils. Il fit mine de partir, mais hésita et resta maladroitement planté là, les bras chargés. Le visage de Leander s’était empourpré d’émotion. Charles, assis les mains sur ses genoux croisés, offrait une image de sérénité quelque peu détachée.
— Un désaccord ? demandai-je.
— Rien qu’on ne puisse résoudre, fit Leander, peut-être avec un peu trop de précipitation.
— Tamara et Mitchell pensent que nous devrions renoncer au secret qui entoure nos recherches, m’expliqua Charles.
— C’est la seule chose sensée à faire, approuva Kwang.
— Rien de tout ce que nous pouvons faire n’est sensé, murmura Maspero-Gambacorta en croisant les bras.
— À qui proposez-vous d’en parler en premier ? demandai-je.
— À la Terre, naturellement, fit Kwang. J’y ai beaucoup d’amis, des gens qui pourraient nous aider à aplanir les difficultés, à résoudre les problèmes politiques et dissiper les malentendus…
— Malentendus ?
— Je ne suis pas une idiote, se défendit Kwang. Je sais dans quelle situation nous nous trouvons, mais si nous pouvions parler, trouver un terrain d’entente… Je me sentirais tellement mieux…
Les mots s’étranglèrent dans sa gorge et elle secoua la tête avec émotion.
— Nous avons discuté mille fois de tout ça, fit Leander.
— C’est un cercle vicieux, murmura Charles.
— Je sais ! s’écria Kwang en levant les poings. Ils peuvent décider de nous exterminer d’abord s’ils croient que nous avons les moyens de les exterminer. Mais ils ne bougeront pas s’ils pensent que nous pouvons agir plus vite qu’eux. Nous ne pouvons pas leur dévoiler ce que nous savons, parce qu’ils sauront que nous pouvons les avoir et que, si nous les mettons au courant, ils sauront comment nous avoir. Tout ça est complètement insensé !
— Je suis d’accord, déclarai-je. La meilleure chose à faire, c’est laisser les choses s’apaiser, refroidir d’elles-mêmes.
— En prenant la fuite ? demanda Maspero-Gambacorta. Ce n’est pas un comportement très adulte.
— Vous avez une meilleure idée ?
— Oui. Et même une douzaine. Mais ni Charles ni Stephen ne sont d’accord.
— Dites-moi ce que c’est. Vous me convaincrez peut-être.
Son visage se tordit de frustration.
— Très bien. Ce ne sont peut-être pas des idées meilleures, ce sont peut-être des vues idéalistes, insensées, dangereuses pour notre sécurité, mais au moins elles nous permettront, si nous les essayons, de dormir un peu mieux la nuit.
— L’objectif n’est pas de dormir mieux, mais de rester en vie et de préserver la liberté de Mars.
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