La voix d’Aelita nous parvint, douce et féminine. Son image, son visage de femme oblong aux traits classiques et à la chevelure noire taillée à la diable me faisaient penser à quelque méchante reine de Walt Disney.
— Les conclusions du docteur Abdi semblent raisonnables. Mes bibliothèques ne m’offrent pas d’informations complètes sur la structure interne de Mars.
— Vous avez tout ce qui est disponible, lui dit Leander.
— Dans ce cas, je suggère que nous en apprenions davantage, repartit Aelita.
Abdi fit du regard le tour de la table avec un sourire.
— C’est ce que nous allons faire, déclarai-je. Docteur Abdi, nous voulons des informations supplémentaires sur la structure interne de Mars dans les vingt jours qui viennent.
— Oui, madame la vice-présidente, fit Abdi, l’air ravi. Dois-je comprendre que… j’aurai à effectuer des sondages encore plus profonds que ceux du docteur Wegda lui-même ?
— Oui. C’est très important. Vous comprenez bien la nécessité du secret absolu ?
— Je comprends, déclara le docteur Abdi avec solennité.
— Docteur Wachsler, chaque station devra avoir son relevé structurel mentionnant la résistance éventuelle aux séismes. Y en a-t-il qui soient construites au-dessus du bord de l’ancienne plaque ?
— Quelques-unes, déclara Wachsler en secouant la tête, le front plissé. Nous n’avons jamais bâti nos stations pour qu’elles résistent à une activité aréologique intense.
— Peut-on renforcer leur résistance ? demandai-je.
— Certaines sont construites sur d’anciens dépôts alluviaux. En cas de séisme majeur, tous les joints sauteront, les galeries s’effondreront et je ne sais quoi encore.
— Il faudra les évacuer, dans ce cas. Nous avons une réunion demain avec les responsables des préparatifs civils. Nous en discuterons avec eux. Docteur Wachsler, docteur Abdi, je vous autorise à prélever toutes les sommes dont vous aurez besoin sur le budget public, opération Black, projet Préambule. Aelita suivra vos travaux et vous présenterez votre rapport chaque semaine devant cette commission.
Wachsler nous regarda comme si nous avions perdu l’esprit.
— Je comprends que des technologies spectaculaires soient en jeu, nous dit-il, mais avez-vous songé à l’impact humain ?
Son air condescendant me hérissa.
— Je ne pense qu’à cela, pour ainsi dire, docteur.
— Qu’est-ce que la Terre pourrait nous faire de pire que ce que vous êtes en train de préparer ? Nous avons tous vu les destructions de Melas Dorsa, mais ce n’est rien à côté des séismes qui vont ravager des centaines de stations et…
— Puis-je répondre ? interrompit Charles en levant le doigt comme un écolier.
— Certainement, murmurai-je.
— Les criquets ne sont qu’un hors-d’œuvre. Dans quelques mois, ils pourront carboniser Mars. Et si ce n’est pas suffisant, ils nous précipiteront dans le Soleil ou à l’autre bout de l’espace.
Le visage de Wachsler devint blême, mais il était toujours sur ses ergots. Visiblement, il ne comprenait pas ce que disait Charles. Pour lui, c’était de l’exagération pure et simple. Il plissa les yeux d’un air de doute.
— Vous y croyez vraiment ? demanda-t-il.
— Cher docteur Wachsler, lui dit Abdi, considérez-vous comme négligeable le fait qu’un satellite de Mars ait été arraché de son orbite pour se retrouver instantanément au voisinage de la Terre ?
— Je ne sais que ce qui m’en a été dit, bougonna Wachsler d’un air obstiné.
— J’y étais, lui dit Leander. Et Charles également.
Wachsler haussa les épaules.
— Très bien, fit-il. Madame la vice-présidente, je sais quel est mon devoir, mais je tiens à vous exprimer mon émotion à l’idée que tant de bouleversements et de destructions soient envisagés sans que personne ait l’intention de demander leur avis aux Martiens.
— J’aimerais en avoir le temps et les moyens, déclarai-je.
— Je n’en suis pas vraiment convaincu. S’il y avait un référendum et si votre idée était repoussée, si le peuple décidait que sa planète doit rester où elle est…
— Ce serait peut-être un suicide, acheva Charles.
— Avons-nous le droit de décider de notre propre destin ? demanda Wachsler, toujours enflammé, ou vous arrogez-vous celui de choisir pour nous, sous prétexte que vous êtes mieux informée ?
Je n’avais pas de bonne réponse à cela. Wachsler avait admirablement exprimé le dilemme.
— J’espère que nous serons jugés moins sévèrement, docteur Wachsler, murmurai-je.
— N’y comptez pas, madame la vice-présidente, répliqua-t-il.
Charles demeura en arrière après la fin de la réunion. Aelita resta aussi.
— Nous n’avons pas parlé d’Ilya, me dit-il.
— J’aime autant pas.
— Le docteur Abdi m’y a fait penser. Je voudrais t’exprimer ma sympathie. C’était quelqu’un d’admirable.
— Je t’en prie, murmurai-je en détournant les yeux.
C’était d’autant plus insupportable venant de Charles.
— Tu me rends responsable de sa mort ? me demanda-t-il d’une voix plaintive.
— Mais non. Pourquoi le ferais-je ?
— Si j’étais mort dix ans plus tôt, rien de tout ça ne serait arrivé. Pas de cette manière, en tout cas.
— Qu’est-ce que c’est que cette mégalomanie ?
— Sans ma contribution, nous n’aurions pas fabriqué de pinceur avant cinq ou dix ans. La Terre l’aurait fait la première, sans doute.
Je le dévisageai en me demandant combien de temps encore je serais capable de maintenir mon masque de neutralité efficace.
— Je suis aussi responsable que toi, lui dis-je.
— J’ai besoin de savoir. Parce que, si tu me rends responsable, je crois que je ne pourrai pas supporter tout ça plus longtemps, réellement.
Les larmes étaient en train de me monter aux yeux. Je détournai la tête, n’ayant aucune envie de me joindre à lui dans cet étalage d’émotions.
— Reprends-toi, lui dis-je d’une voix un peu rauque.
— Je n’ai jamais eu l’esprit aussi clair de toute ma vie.
— Tu as de la chance. Ce n’est pas du tout mon cas, et je ne suis pas particulièrement au sommet de ma forme. S’il te plaît. S’il te plaît. Ne fais pas ça.
— C’est bon, c’est bon, dit-il.
— J’ai parlé à Ti Sandra il y a quelques heures, déclarai-je après avoir dégluti pour me redonner une contenance. Nous devons choisir l’endroit où nous transporterons Mars le moment venu. Et il faudra faire un essai avec Phobos.
— Je l’ai déjà prévu. Dans quelques jours, nous serons en mesure de rejoindre Phobos avec le Mercure et le pinceur qui a déjà servi. Les plus gros resteront ici.
— Il faudrait les disperser, de même que les penseurs, pour le cas où la Terre envisagerait une attaque plus directe.
Charles détourna les yeux.
— Nous pourrions aussi détruire tout l’équipement, en fournissant des preuves à la Terre.
— Je le ferais dans l’heure qui suit, si j’avais la conviction que la Terre nous croirait. Mais c’est impossible. L’enjeu est trop grand. Les considérations politiques et la survie priment tout à présent.
— J’ai cru bon de faire cette suggestion quand même. Je me tuerais sans hésiter si je pensais que cela changerait quelque chose à la situation. Si je pensais pouvoir te redonner le sourire.
Je lui jetai un regard noir.
— Je suis prête à tuer tout le monde, moi, si…
L’aveu me fit un choc et les derniers mots sortirent dans un souffle à peine audible. Charles ne sembla pas y prêter attention.
— J’enviais Ilya, me dit-il au bout de quelques secondes. Je me souviens de toi telle que tu étais il y a des années. J’ai connu un assez grand nombre de femmes depuis, mais aucune n’avait ta force de caractère, ta détermination.
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