— Ne soyons pas si pessimistes, fit Charles en levant la main. Ce n’est pas le genre de science qu’on pratique dans sa salle de bains. Il doit y avoir quatre ou cinq endroits sur la Terre qui possèdent les moyens et les cerveaux nécessaires à la duplication de nos travaux. Ne te laisse pas impressionner par la petite taille du pinceur. Jamais dans toute l’histoire de l’humanité une machine n’a été si complexe et si élaborée. La guerre des amateurs n’est pas notre problème et ne le sera peut-être jamais. Mais tu n’as pas tort. Ils y arriveront dans pas longtemps. Quinze jours, un mois, peut-être deux. Il faut trouver rapidement une solution politique.
— Politique, mon œil ! fit Leander. Voyez ce que la politique a accompli jusqu’ici. Il faut partir !
Il fit du regard le tour de la pièce, honteusement, comme un enfant qui a laissé échapper un gros mot.
— Évacuer Mars ? demanda Royce, le front plissé de perplexité.
Aucun d’eux n’avait beaucoup réfléchi à la question, je le voyais bien, à l’exception de Charles et de Leander. Ils avaient eu le temps de méditer dans leur petit vaisseau fixé à une lune vagabonde.
— Non, murmurai-je. La déplacer.
— Seigneur ! s’écria Lieh en bondissant de son siège.
Elle sortit de la pièce en secouant la tête et en jurant entre ses dents.
Personne ne dit rien durant plusieurs longues secondes. Charles me dévisagea puis noua ses mains l’une dans l’autre.
— Nous n’avons pas le droit de prendre ce genre de décision tout seuls, me dit-il. Ni les savants ni les politiciens n’ont ce droit.
— Nous n’avons ni le temps ni les moyens d’organiser un référendum, déclarai-je. La Terre a fait en sorte qu’il en soit ainsi. Nos choix sont limités. Ti Sandra a bien dit que le Système solaire deviendrait trop dangereux pour nous, qu’il nous tuerait.
Les machines qui nous entouraient semblaient effectivement bien innocentes et bien rudimentaires.
— Jusqu’à quel point sommes-nous allés trop loin, Casseia ? me demanda Charles.
— Beaucoup, beaucoup trop loin. Il y a très longtemps, je me souviens de t’avoir reproché de nous avoir créé des problèmes. Nous avons fait un long chemin depuis.
— Je n’ai jamais eu l’impression d’être aux commandes, Casseia.
Royce et Vico-Persoff semblaient satisfaits de nous laisser parler pour le moment. Dandy se tenait à quelques pas derrière moi, raide comme une statue. Tout le monde semblait s’écarter de nous pour nous laisser décider, autant par peur que par respect.
— Personne n’est encore mort, murmurai-je. Je veux dire que nous n’avons tué personne. Ce n’est pas le cas de la Terre. Nous recevons continuellement des rapports. Mais des stations entières sont encore coupées de toute communication.
— Je sais, fit Charles.
— Nous n’avons pas frappé les premiers. Nous n’utiliserons jamais cela comme une arme.
— Mon œil, fit Charles d’une voix agressive. J’avais ordre de frapper si nécessaire. Quand Ti Sandra et toi vous serez usées et qu’on vous jettera aux oubliettes, quelqu’un prendra votre place, et le désespoir et la peur le pousseront à…
Il déglutit et écarta les mains pour les frotter sur ses cuisses.
— Crois-moi, poursuivit-il. Ce que nous avons mis en train va causer la mort de beaucoup de gens, beaucoup.
— On en revient toujours au même problème.
— Tu dois parler bientôt à Ti Sandra ?
— Oui. Mais je ne pense pas que rien de tout cela la surprenne.
Lieh était revenue, le visage rouge, l’air penaud. Elle se tenait à côté de Dandy. Je me levai, fis un signe de tête à Charles, à Leander, à Royce et à Vico-Persoff, et les remerciai pour le thé. Puis je sortis avec mon garde du corps et mon experte en communications.
J’avais besoin d’une couchette Spartiate et d’un minimum de commodités.
Lieh utilisa une clé électronique pour m’ouvrir ma chambre. L’endroit était aussi fruste que j’aurais pu l’imaginer. Propre, neuf et dépouillé. Cela sentait l’amidon et le pain frais.
— Si la présidente est réveillée et suffisamment en forme, j’aimerais lui parler tout de suite, demandai-je.
Lieh semblait troublée. Elle détourna les yeux et secoua la tête. Dandy s’avança dans la chambre, les bras ballants.
— Ce n’est peut-être pas le moment, madame, dit-il. La nouvelle nous est arrivée il y a quelques minutes. On a retrouvé votre mari.
— Il est à Cyane ? m’écriai-je.
— Il a été évacué dans une petite station de Jovis Tholus. Il y est arrivé sain et sauf, à ce que j’ai compris, mais c’était une station toute neuve, à l’architecture dynamique, contrôlée par les penseurs.
— Pourquoi ne pas l’avoir laissé dans son labo à Cyane ?
Je m’assis sur le lit, pensant qu’elle allait me raconter les démêlés d’Ilya avec la sécurité ou avec les systèmes désorganisés de la station. J’espérais une petite comédie technique propre à soulager mon oppression.
— Ça n’a pas été une très bonne idée, admit Dandy, qui semblait avoir du mal à contrôler ses émotions. Il y a eu une explosion dans les quartiers principaux de Jovis. Cela fait plusieurs jours qu’ils creusent et recensent les pertes. Cinq cents morts et trois cents blessés.
— Il est mort, murmura Lieh. On vient de retrouver son corps. Nous ne voulions rien vous dire sans avoir de certitude.
Je n’eus aucune réaction. Il n’y en avait pas d’appropriée et je manquais d’énergie pour le mélodrame. J’étais un abîme où tout s’engouffrait. Une force non pas positive mais négative.
— Voulez-vous que je reste ? me demanda Lieh.
J’étais allongée sur le dos sur ma couchette et je contemplais d’un œil hagard le plafond et les murs bleus des cabinets de commodité.
— S’il vous plaît, murmurai-je.
Elle toucha le bras de Dandy et il sortit en refermant la porte derrière lui. Elle vint s’asseoir sur le lit en s’adossant au mur.
— Ma sœur et ses enfants sont morts à Newton, me dit-elle. Quatre-vingt-dix victimes en tout.
— Désolée, murmurai-je.
— J’étais très proche d’elle, avant d’être recrutée par Point Un. Comme le temps passe… Cette mission semblait si importante.
— Je comprends ce que vous ressentez.
— J’aimais Ilya. Il avait l’air gentil et direct.
— Il l’était.
Cette conversation, qui ressemblait à un rêve, me disait de combien de couches isolantes j’avais enveloppé mes sentiments. Je m’étais attendue à cette nouvelle tout en refusant d’en envisager la possibilité et, les jours passant, la quasi-certitude.
— Parlez-moi de votre sœur, murmurai-je.
— Je ne crois pas être prête à parler d’eux, Casseia.
— Je comprends.
— Le labo n’a pas tellement souffert, en fait. D’après Dandy, c’est à cause de nous qu’il est mort.
— C’est ridicule.
— Il le prend mal.
— Il faut que je parle à Ti Sandra.
— Vous devriez attendre quelques minutes, je pense. Réellement.
— Si je fais autre chose que du travail, je vais basculer de l’autre côté. Il y a trop de choses qui attendent.
Elle lissa la poche de son tailleur gris et posa sa main sur la mienne.
— Reposez-vous un peu, me dit-elle.
— Non, refusai-je.
Elle se leva, tendit son long bras et ses jolis doigts fins vers le mur et ouvrit le port optique de la chambre. Je lui donnai mon ardoise. Elle la connecta. Quelques touches enfoncées, accompagnées de quelques instructions vocales, une série de codes et de vérifications de sécurité, et elle fut en contact avec Point Un aux Mille Collines. La communication était établie.
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