« Et je ne parle pas de nos vies, ma chérie, mais de nos âmes.
Le centre de recherche de Melas Dorsa avait été abandonné au début de la Suspension. Charles était parti à bord du Mercure avec Stephen Leander. Les autres avaient pris un tracteur avec tout l’équipement qu’ils avaient pu sauver. Des images récentes du site confirmaient le bien-fondé de la décision de maintenir les Olympiens toujours en mouvement. Les restes des galeries, les alentours, la station elle-même avaient été éventrés, labourés comme par des milliers de taupes et d’insectes taraudeurs.
Les criquets. La Terre avait nié en avoir implanté. Nous diffusâmes donc les preuves à travers la Triade. Une nouvelle page dans la guerre des nerfs. Tarekh Firkazzie et Lieh suggérèrent que nous considérions la planète Mars comme à jamais « minée » et que tous les projets futurs tiennent compte d’un éventuel surgissement d’arbeiters de combat cachés dans le sol. Nous ne pourrions jamais nettoyer complètement la planète.
Firkazzie avait tristement examiné les restes du labo de Melas Dorsa et décidé qu’il ne pourrait jamais être remis en état. Il fallait trouver un nouveau site pour construire un labo plus vaste, qui abriterait un effort de recherche encore plus grand.
Du haut de son orbite, Charles suggéra un emplacement. Il s’était souvenu des recherches effectuées par son père dix ans plus tôt, quand il recensait les poches de glace et qu’elles n’étaient pas assez grandes pour alimenter des stations importantes. Une telle poche existait sous Kaibab dans Ophir Planum. C’était le vestige d’un lac peu profond remontant à deux cent cinquante millions d’années martiennes dans le passé. L’endroit était aride et désolé, d’accès difficile. Loin de toutes les autres stations, il constituait un choix improbable et il y avait peu de chances pour que des criquets aient été implantés là.
En vingt-quatre heures exactement, des nanos livrées et activées par un convoi de navettes édifièrent une structure préliminaire solide et modérément confortable constituant un refuge discret à une extrémité du plateau. Quelques douzaines de personnes pouvaient y séjourner en attendant que le site soit agrandi plus tard en vue de faire face à des projets plus vastes.
Charles et Stephen revinrent de Phobos en camouflant le Mercure sous une tempête de poussière soufflant de Sinaï. Quelques hectares de lave compactée et laminée servirent de plate-forme d’atterrissage sommaire.
Ma navette se posa à Kaibab quelques heures après l’arrivée du Mercure. Le terrain était épouvantable, creusé de sillons aux bords coupants et hérissé de coulées de lave à forte concentration de silice, chaque arête tranchante comme un rasoir, chaque creux rempli de rouille violacée et vitreuse. C’étaient des terres vraiment inhospitalières, pires que tous les endroits habités que je connaissais sur Mars.
Précédée par Lieh et Dandy, je quittai le sas de la navette en baissant la tête pour passer sous le joint tubulaire. J’aperçus d’abord Leander et Nehemiah Royce. Puis je tournai la tête et vis Charles. Il se tenait au pied de la rampe. Des nanos chirurgicales grises lui couvraient une partie de la face et du cou. Il me sourit en me tendant la main. Je la secouai avec effusion, des deux mains.
— Ça fait plaisir de te revoir, madame la présidente, me dit-il.
— Je ne suis plus présidente, Dieu merci.
Il haussa les épaules.
— Tu en as les pouvoirs. C’est ce qui compte.
D’un geste, il m’indiqua le chemin.
En passant devant Lieh, je lui agrippai de nouveau le bras en la regardant dans les yeux. Ilya était toujours porté disparu.
— Nous le retrouverons, me dit-elle. Il est sain et sauf, j’en suis sûre.
J’ignorai son commentaire. Coriace comme un clou d’acier, me dis-je. Winston Churchill pendant le Blitz. Souviens-toi. Coriace comme un clou.
Le « pinceur » avait été retiré du Mercure et installé sur un comptoir dans un coin de la galerie encombrée. Je jetai un coup d’œil rapide à la chambre à zéro degré, avec ses gros extracteurs entropiques de couleur grise, son penseur LQ de fabrication martienne accompagné de son interprète, ses câbles et son alimentation.
Leander avait fait en sorte que du thé et des petits gâteaux nous soient servis sur une table basse voisine. Nous prîmes place sur de moelleux coussins prélevés sur la navette de la République. Outre Charles et Leander, deux autres Olympiens seulement étaient présents : Nehemiah Royce et Amy Vico-Persoff. Point Un avait décidé que, tant que durerait l’état d’urgence, il ne devrait jamais y avoir plus de quatre Olympiens ensemble au même endroit. D’autres étaient logés à l’Université Expérimentale de Tharsis, entourés d’un dispositif de haute sécurité.
— Ça pèse combien ? demandai-je à Stephen tandis que Charles nous servait le thé.
— Environ quatre cents kilos. La dernière version est considérablement allégée. Ce sont les extracteurs qui pèsent le plus.
— Racontez-moi, fis-je en croisant les jambes et en réchauffant mes deux mains autour de la tasse.
Charles s’accroupit sur les talons. Il me regarda et je lui souris. Il détourna rapidement les yeux, comme par timidité, et fixa en parlant la table et les gâteaux.
— Nous avons tout de suite compris ce qui s’était passé, murmura-t-il. Et Ti Sandra aussi.
Il semblait avoir de la difficulté à s’exprimer. Je le dévorais des yeux, comme si je me découvrais pour lui un nouvel appétit, partagée entre le respect admiratif et l’affection intense que je ressentais soudain.
— Ti Sandra nous a donné l’ordre de gagner Phobos d’urgence par tous les moyens en notre possession, en emportant le pinceur avec nous, et de faire un petit voyage sur le satellite.
— Elle savait donc que vous étiez prêts ? Je l’ignorais.
— Elle l’a deviné, ou bien elle a dit ça comme ça. Nous n’étions pas vraiment prêts à en faire tant, si vite. Nous avons fait le plein du Mercure , en mettant tout ce que nous pouvions à bord. Le plus difficile, c’était d’assurer la fourniture constante d’énergie aux extracteurs. Nous avons pu garantir cela. Nous étions prêts à décoller douze heures avant le début de la Suspension.
— Et les coordonnées, les problèmes de navigation ? demandai-je.
— Nous y avons travaillé en attendant que Ti Sandra nous donne de nouveaux ordres. Stephen et moi, nous sommes partis d’une hypothèse de travail sur les pincements de positions relatives. Nous avons déterminé les facteurs de correspondance et d’échelle par rapport au moment et aux descripteurs d’énergie, stimulé le pinceur pour qu’il nous donne accès aux descripteurs de chaque particule de Phobos considéré comme un système global et…
— Il a été obligé de se connecter au LQ, interrompit Leander.
— Et tu n’as rien ? demandai-je à Charles.
— Je vais très bien. Tout le monde a fait du très bon travail. Personne n’était au courant de tout, à l’exception de Stephen et de moi, mais tout le monde sentait l’urgence et l’importance de la chose.
— Il va y avoir beaucoup de médailles à décerner, me dit Leander.
— C’est Charles qui a tout le mérite, fit Royce. Il a guidé le LQ.
Charles secoua la tête.
— J’ai presque tout oublié. Je pense que ça me reviendra. Nous avions un pilote avec nous.
— Encore une médaille, souffla Leander.
— Il n’avait pas la moindre idée de ce qui allait arriver. Nous lui avons expliqué ça rapidement sans vérifier son statut au niveau de la sécurité.
— Pas de problème, déclara Lieh, assise à l’écart de cercle qui s’était formé autour de la table basse. Nous l’avons interrogé séparément.
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