Lieh, Dandy et moi avions maintenant les yeux tournés vers l’ouest. L’architecte restait dans l’ombre, ne tenant pas, sans doute, à s’exposer au rayonnement étrange qui nous avait rendus fous.
Lumineux et glorieux sur le fond noir du ciel constellé, Phobos grimpa derrière une basse effilochure de nuage de glace. Il devint pâle et fantomatique à travers le nuage, miroita un instant et émergea plus cristallin, net et réel que jamais. Je concentrai sur lui ma volonté, comme pour aider Charles, comme si un lien psychique s’était créé entre nous tous dans le danger et que nous avions le pouvoir de savoir ce que les autres faisaient et pensaient. Ma volonté se posa sur le satellite et la terrible concentration me rendit presque folle.
Phobos disparut. Il n’y avait aucun nuage pour le cacher, aucune formation de poussière. Le caillou gris en orbite, aux contours si tranchants, n’était simplement plus là.
Mon souhait était devenu une révélation. Dandy et Lieh fixaient le ciel sans comprendre. Ils ne savaient pas ce que je savais.
Lieh se tourna vers moi, ses yeux élargis de terreur. Dandy et elle collèrent en même temps leur casque au mien.
— Ils l’ont fait sauter ? demanda Dandy.
— Non, murmurai-je, les larmes aux yeux. Ils ont montré à la Terre ce que nous sommes capables de faire.
Ils ne comprenaient toujours pas. Cela m’était égal. Dans mon extase et mon soulagement, dans ma terreur absolue pour Charles, je les aimais comme s’ils étaient mes propres enfants. Je leur saisis le bras et hurlai, nos casques fermement soudés :
— Ils sont allés sur Phobos et ils l’ont déplacé ! N’oubliez jamais ce que vous avez vu ! Jamais ! N’oubliez jamais !
Sur le chemin de ronde de la future plate-forme d’observation, j’exécutai une folle pirouette puis me rétablis en attrapant une colonne et scrutai l’immensité rouge-orange de la plaine. Phobos avait quitté le ciel de Mars et j’ignorais si ou quand il reviendrait.
Mais je savais, aussi sûrement que si Charles ou Ti Sandra me l’avaient dit eux-mêmes, où ils l’avaient envoyé. Et je savais aussi que Charles était dessus. À travers le Système solaire. Au voisinage de la Terre. En guise de terrible avertissement de la part de ses enfants opprimés.
Phobos brillait maintenant dans le ciel de notre mère à tous.
Qu’on ne me marche pas sur les pieds.
Dickinson était là où je l’avais laissé. Gretyl était assise à côté de lui. Ils semblaient sereins, heureux de jouer leur rôle dans ces grands événements. Il faudrait près d’une heure pour qu’un message puisse leur parvenir de la Terre. Jusque-là, j’étais libre de jouer avec lui, et je me sentais pousser de méchantes griffes.
Tout aussi ignorants que Dickinson, les parlementaires reprirent leurs sièges à mon entrée.
— Mr. Dickinson, déclarai-je, je rejette votre ultimatum. Vous êtes en état d’arrestation. En vertu des lois de la République Fédérale de Mars… (je consultai mon ardoise, me penchai en avant par-dessus la table et pointai un doigt sur lui), vous êtes accusé de crimes au plus haut degré contre la République, y compris celui de haute trahison, d’espionnage, de défaut de déclaration d’activité en tant qu’agent étranger et, pour finir, d’atteinte à la sécurité de la République. (Je me tournai vers Gretyl.) Toi aussi, ma chérie.
Dickinson jeta un coup d’œil à ses quatre collaborateurs de Cailetet. Puis il se tourna de nouveau vers moi en battant des paupières. Son impassibilité ne laissa pas de m’impressionner.
— C’est ta réponse ? demanda-t-il.
— Non. Ma réponse aux groupes que tu représentes et à toi est que, en temps voulu et lorsque les circonstances s’y prêteront, que le calme aura été restauré dans notre République et toutes les menaces écartées, nous discuterons sur le fond avec les gouvernements de la Terre dûment identifiés, en personnes civilisées. Il y aura alors dans cette Chambre un quorum de représentants élus ou officiellement désignés ainsi que des diplomates et négociateurs venus de la Terre. Les choses se feront de manière légale, au vu et au su de tous.
Gretyl avait perdu une partie de son assurance. Elle regardait autour d’elle en battant des paupières comme une biche apeurée dans une cage. Je me souvins de la Gretyl décidée que j’avais connue, arrachant son masque à la surface, prête à se transformer en martyre pour sa cause. Je me souvins aussi, avec une triste clarté, de la manière dont j’avais vu en Sean Dickinson la quintessence de la noble figure mâle, tranquille et résolue. Il n’aurait eu qu’un geste à faire et je tombais dans son lit. Là, il aurait été digne et réservé, un peu glacé. J’aurais été rongée pour lui d’un amour ravageur. Il m’aurait déchirée puis laissée tomber.
Je me sentais bénie des dieux de n’avoir jamais eu cette occasion.
— Tu es certaine de ce que tu veux que je leur dise ? demanda-t-il.
— Oui. Tu diras à Crown Niger et à la Terre que tes accréditations ne sont pas recevables. (Je me tournai vers Dandy.) Quand il aura fini, arrêtez-le. Arrêtez-les tous.
Le gouverneur Henry Smith d’Amazonis paraissait sur le point de s’évanouir.
Sean Dickinson se leva, le visage soudain gris cendre.
— J’espère que tu sais ce que tu fais, me dit-il.
L’espace d’un instant, nous nous dévisageâmes en silence. Sean cligna des yeux, se détourna lentement et murmura :
— Je ne t’ai jamais fait confiance. Depuis le début.
— J’aurais donné ma vie pour toi. Mais j’étais jeune et bête.
J’aimerais faire une pause à présent, prendre le temps de souffler un peu et de repenser mon histoire. Je me souviens avec tant de vivacité de mes émotions d’alors que c’est comme si je me retrouvais là-bas dans cette salle. J’ai écrit les lignes qui précèdent en pleurant comme une petite fille. C’était le moment culminant de ma vie, peut-être parce que ce qui suivit fut trop immensément triste pour posséder une réalité.
À partir de là, les événements tombent dans ma mémoire comme des créatures mortes au fond d’un vieil océan, aplaties, comprimées, totalement irréelles.
Je ne prétends pas ne pas avoir eu ma part de responsabilité. J’étais plus impliquée, et par conséquent plus responsable que la plupart des personnes concernées. Le blâme est tombé droit sur mes épaules et je l’ai assumé.
Phobos apparut dans le ciel de la Terre sur une large orbite elliptique inclinée de trente degrés à l’équateur, avec un périgée de mille kilomètres et un apogée de sept mille kilomètres.
La face brillante du satellite, croissant et décroissant rapidement, changea toute l’équation de la situation comme rien d’autre n’aurait pu le faire. Mars avait les moyens de bombarder la Terre avec des lunes. Dans l’équilibre stratégique de la Triade, nous étions maintenant en mesure de faire pencher la balance du côté que nous désirions.
La Terre ne savait pas que la surface de Phobos abritait les hommes et le matériel indispensables à la mise en œuvre de toute cette puissance. Et son ignorance l’affaiblissait.
Mais ce que la Terre allait bientôt apprendre ou deviner pouvait nous affaiblir à notre tour.
Les évolvons se retirèrent dans les six heures qui suivirent, commandés par les satellites de la Terre en orbite autour de Mars. Ces satellites s’autodétruisirent ensuite, laissant de minuscules traces rouges dans le ciel noir. Nous reçûmes l’assurance qu’il n’y avait pas de criquets dans le sol martien. La confusion et la faiblesse du moment nous poussèrent à accepter ces affirmations. Mars commençait seulement à revivre. Les données circulaient de nouveau dans son corps.
Читать дальше