— J’ai prêté serment comme présidente de la République fédérale de Mars, déclarai-je. Je crois comprendre que vous représentez Cailetet ?
— Je vous reconnais, fit Dickinson sèchement et sans élever la voix. Casseia Majumdar. Nous auriez-vous oubliés ?
Sa lèvre tressaillit comme s’il allait sourire, mais il détourna la tête pour jeter un regard apathique à Gretyl Laughton. Elle se tenait au premier rang de leur délégation, composée, à part eux, de quatre personnes de Cailetet. Tous semblaient mal à l’aise, comme s’ils étaient conscients d’être passibles d’une accusation de trahison malgré leur appartenance à un MA non aligné. Gretyl avait maigri. Elle faisait penser à un lévrier ou à une fouine. Elle portait des vêtements délibérément ternes, ses cheveux étaient devenus gris et elle ne semblait pas s’intéresser à son aspect physique.
— Je n’ai pas oublié, répondis-je.
— Nous avons accompli ensemble quelques actions courageuses, il n’y a pas tant d’années. Vous affirmiez alors mépriser les étatistes.
— Et j’en suis une maintenant ?
— Pis. Vous incarnez l’État.
Ni lui ni moi ne cherchions à briser la glace officielle qui nous séparait.
— Où sont vos accréditations ? demandai-je. Je ne discuterai avec vous que lorsque j’aurai vérifié votre représentativité.
— Nous sommes dûment mandatés pour négocier. Nous représentons des groupes de la Terre qui contrôlent à présent une grande partie de Mars. Ils ne souhaitent pas se faire connaître pour le moment, mais ils nous ont donné tous les codes d’identité nécessaires pour que vous puissiez vérifier. Nos documents ont été validés manuellement puisque vos penseurs et autres machines de sécurité ne fonctionnent pas.
— Il dit vrai ? demandai-je à Lieh Walker, qui se tenait aux côtés d’Henry Smith.
J’aperçus alors Tarekh Firkazzie qui se glissait dans la salle et s’asseyait discrètement dans un fauteuil de la galerie.
— Leurs codes correspondent à ceux de la Terre qui ont été expédiés à tous les gouvernements de la Triade, confirma-t-elle.
— C’est une lâcheté caractérisée, décrétai-je en secouant la tête. Ont-ils donc si peur de leurs propres électeurs ? C’est une agression indigne, légalement inacceptable.
Dickinson sourit.
— Si on parlait sérieusement ? fit-il.
Je le fustigeai du regard. Je dus faire un effort intense pour m’empêcher de bondir sur lui toutes griffes dehors.
Nous allâmes nous asseoir autour d’une table dans la section des témoins.
— Je suis mandaté pour vous faire une proposition, commença Dickinson.
Je fis un signe à Lieh. Les enregistreurs de la salle furent mis en marche.
— Nous avons été agressés sans raison, déclarai-je. Cailetet est-il dans le camp des ennemis de Mars ?
Il se pencha légèrement en avant.
— La République, puisque c’est la nouvelle dénomination que Mars a choisi de se donner, travaille à la mise au point d’armements particulièrement dangereux. Compte tenu de la situation politique dans la Triade, où une paix totale règne depuis près de soixante ans, cette démarche semble déplacée et totalement stupide.
— Nous ne préparons la fabrication d’aucune arme.
— On m’a affirmé que ces armements dépassaient en pouvoir de destruction tout ce qui a été réalisé jusqu’à présent.
Je ne voyais aucune raison de poursuivre la discussion sur ce terrain.
— Présentez vos propositions, qu’on en finisse, déclarai-je.
— Les parties responsables de cette action préventive accepteront de désactiver les blocages des flux de données martiens à condition que les personnes figurant dans cette liste (il poussa son ardoise vers moi et je la fis tourner pour lire l’écran) me soient remises en mains propres avant l’expiration d’un délai de soixante-douze heures. J’en prendrai livraison ici aux Mille Collines et les transporterai ailleurs. Elles seront par la suite éventuellement transférées sur la Terre.
Je pris connaissance de la liste. Il y avait là tous les Olympiens, Zenger, Casares et dix-neuf autres. Parmi eux, la fine fleur scientifique de Mars.
— Qu’espérez-vous obtenir avec ça ? demandai-je.
— La paix, répliqua Dickinson. Le retour aux flux de données normaux. Un grand nombre de vies sauvées.
— Et les criquets ?
— Les criquets ?
— Les arbeiters de combat. Les nano-armées.
Il prit un air perplexe.
— Vos montreurs de marionnettes ne vous disent pas tout. Ou ça, ou vous fermez délibérément les yeux.
Il haussa les épaules.
— Ce que la Terre est en train de faire à Mars va détraquer l’équilibre de la Triade, continuai-je d’une voix tremblante. Plus personne ne pourra se sentir en sécurité.
— Épargnez-moi vos sermons, fit Dickinson.
Gretyl s’avança alors.
— Nous comprenons mieux que vous les délicats équilibres de la situation, murmura-t-elle.
— Vous et vos idéaux de jeunesse ! Bon Dieu, Sean ! Tu ne vois pas que tu es dans le camp de Crown Niger ?
Je me forçai à me taire, mais tout mon corps tremblait de rage réprimée. Trois jours !
— La République n’a pas autorité pour enlever des citoyens, déclarai-je.
— La situation, je pense, peut se résumer ainsi, fit Dickinson. La Terre fait passer sa propre sécurité avant tout le reste et ne se fie aucunement aux intentions martiennes. Quatre-vingt-dix-huit pour cent des humains vivent encore sur la planète mère. Sachant ce que je sais de ton gouvernement, je ne vous ferais pas confiance moi non plus.
— Nous n’avons jamais manifesté la moindre hostilité envers la Terre. Tout le contraire, en fait.
— Mars aurait dû conserver son innocence, fit Dickinson. Pas d’État planétaire, pas d’interférences avec les grands. Rien d’autre que la paix et une relative prospérité. Je me suis battu toute ma vie contre l’étatisme. Tous les gouvernements finissent un jour ou l’autre par avoir recours à la force.
— Je suppose que ce ne sont pas les seules conditions ?
Il reprit son ardoise pour la lire.
— Retour à la structure économique des MA durant un minimum de vingt ans. Des moniteurs seront installés par la Terre dans tous les centres de recherche. Il y aura des visites d’inspection régulières dans toutes les installations de Mars, quelles qu’elles soient.
Ils avaient renoncé à nous laisser tranquilles. Ils nous voulaient affaiblis, enfermés dans notre propre passé, déchus de nos nouveaux pouvoirs. Quelqu’un avait fait le calcul que la situation technologique dégénérerait avant que toute négociation pacifique pût être menée à sa fin.
— L’occupation par la Terre, murmurai-je. Incroyable. Qui a pu croire que ce serait viable ?
— Ce n’est pas mon problème, déclara Dickinson.
— Et qu’est-ce que tu y gagnes, personnellement ?
— L’exil, je suppose. Aucun Martien ne tolérera plus ma présence ni celle de Gretyl. Aucun doute que si nous restons ici nous serons morts dans deux ou trois mois. Nous irons sur la Terre.
— Et ça te satisfait ?
— Pour voir la fin de l’État martien, j’accepte avec joie ma mort et celle de Gretyl. Je suis fidèle à mes idéaux. Je n’ai pas changé, moi, Casseia.
— Chaque pays a ses traîtres.
Il haussa les épaules pour écarter cette remarque et battit des paupières.
— Il me faut ta réponse au plus vite, dit-il.
— Quand ?
— Dans moins d’une heure.
— Nous n’avons pas le quorum. Si tu pouvais nous aider à réunir le reste du gouvernement…
— Ne cherche pas à gagner du temps. Nous sommes tous ici pour essayer d’éviter une plus grande catastrophe. Si nous n’y arrivons pas, des mesures plus radicales seront prises.
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