— Pourquoi t’es-tu connecté au LQ ? demandai-je à Charles.
— L’interprète n’arrivait pas à faire passer tout ce dont nous avions besoin. Le LQ commençait à nous renvoyer des résultats non significatifs, des enchaînements aberrants. Je crois qu’il explorait les possibilités d’un autre système de descripteurs. Il le trouvait plus amusant que l’original, mais je l’ai fait rentrer dans le droit chemin pour qu’il nous donne des résultats utilisables. Le dispositif a retrouvé alors sa coordination.
— Il ronronnait, nous dit Amy avec un frisson soudain. Il ronronnait littéralement. J’avais tellement peur pour eux. J’ai quitté le Mercure , et ils sont partis.
Ils semblaient tous encore plus ou moins en état de choc.
— Qu’as-tu ressenti ? demandai-je à Charles.
— Je te l’ai dit, je ne me souviens plus très bien. Nous avons – le LQ et moi – communiqué, j’ai présenté mes demandes et il a extrait les réponses de ses recherches synclinales significatives.
— Les réponses ?
— Plutôt des instructions. Pour enchaîner avec le pinceur. Sans le LQ, nous aurions peut-être abouti au même résultat, mais au bout de six mois de programmation de haut niveau avec un penseur. Le LQ a réduit le délai à quelques heures. En moins de huit heures, nous avons pu nous mettre en sécurité dans une vieille station minière du cratère de Stickney sur Phobos. Nous avons pris nos mesures, tout était connecté et coordonné. C’est Ti Sandra qui nous a donné le feu vert. Elle avait eu un accident, et il nous a fallu plusieurs jours, par la suite, pour communiquer de nouveau avec elle.
J’étais restée totalement en dehors du coup, moi qui avais officiellement la responsabilité de tout ce que faisaient les Olympiens. Je ne peux pas dire si c’était du dépit ou du soulagement que je ressentais à l’idée que Ti Sandra avait choisi d’assumer la totalité du fardeau.
— Elle souffrait, me dit Charles comme s’il lisait dans mes pensées. Je ne crois pas qu’elle ait eu le temps de te mettre au courant de ce qui se préparait. Quand elle nous a donné ses instructions, au début, nous n’étions même pas sûrs de pouvoir le faire. La situation était très confuse.
— Je comprends. Vous êtes donc allés voir la Terre. Comment était-ce ?
— Les étoiles ont changé, murmura Charles. Nous avons senti quelque chose qui bougeait en nous. Quelque chose de très secondaire. Nous ne sommes toujours pas sûrs de savoir ce que c’était. La gravitation, peut-être, ou un effet psychologique. Nous ne savons pas.
— Tout ensemble, probablement, suggéra Leander.
— Nous avons regardé par les hublots de la navette, et nous avons vu le limbe d’un lever de soleil. Le disque était beaucoup plus gros et plus lumineux. Nous étions en orbite autour de la Terre. Nous nous sommes dépêchés de vérifier la distance et le chemin orbital. Nous étions tombés pile, effectivement, mais à une centaine de kilomètres en arrière du point orbital d’insertion prévu.
— Nous travaillons à corriger l’erreur, expliqua Leander.
— Nous recevions des signaux radio, mais nous n’émettions pas. Une quinzaine de minutes se sont écoulées avant que quelqu’un essaie de communiquer avec nous. C’était un opérateur d’une station radio analogique privée au Mexique. Il s’est adressé à nous en espagnol. « Salut, nouvelle lune, nous a-t-il dit. D’où êtes-vous ? »
Nous nous mîmes à rire. Charles sourit.
— Notre pilote lui a répondu : « Ne demandez surtout pas, vous ne nous croiriez jamais. »
— Après ça, fit Leander, nous avons commencé à recevoir des messages officiels. Ti Sandra nous avait donné des instructions sur ce qu’il fallait dire. Nous avons diffusé les même mots, plusieurs fois de suite.
— Nous nous attendions plus ou moins à être anéantis, expliqua Charles. Mais c’était ridicule, je suppose. Certaines personnalités officielles semblaient terrorisées. D’autres se comportaient comme s’il ne s’était rien produit, communiquant avec nous de la manière diplomatique la plus routinière. Nous avons dialogué avec des porte-parole gouvernementaux, avec des diplomates de l’Eurocom, de la GAEO et de la GAHS ainsi qu’avec une demi-douzaine d’autres officiels. À tous, nous avons répété la même chose.
— Et c’était quoi ?
— « Mars fait l’objet d’une agression menée par des gouvernements inconnus de la Terre. Vous avez dix heures pour identifier et supprimer cette menace, ou nous prendrons des mesures de représailles. »
Charles avait répété ces mots d’une voix grave et caverneuse, comme s’ils s’étaient à jamais gravés en lettres de feu dans sa mémoire.
— Quelles mesures ? Quelles représailles ? demandai-je.
— Ti Sandra nous avait donné l’ordre de transformer à distance la Maison-Blanche de Washington en matière miroir. À titre symbolique.
Un silence total régna durant plusieurs secondes.
— Et vous auriez pu faire ça ? demandai-je.
Charles hocha affirmativement la tête.
— Avec une précision plus ou moins grande. Elle ne nous avait pas dit s’il fallait faire évacuer les lieux d’abord, mais je leur aurais accordé un certain temps. Une demi-heure environ.
Je portai la main devant ma bouche, soudain saisie de nausée. La sensation disparue, je fermai les yeux et laissai lentement retomber ma main.
— Vous avez tous fait preuve d’un courage exceptionnel, murmurai-je.
— Oui madame, répliqua Charles en me saluant avec une désinvolture qui me fit mal.
Je levai les yeux vers lui, à la fois perplexe et choquée. Il se pencha en avant, les yeux plissés, comme s’il souffrait.
— Nous avons suivi vos instructions à la lettre, dit-il. Nous avons fait tout ce qu’on nous a demandé, au prix – ou presque – de notre âme. Nous avons compris la nécessité stratégique de la chose, et notre foi est suffisante pour que nous nous donnions entièrement à cette cause, mais je dois t’avouer, Casseia, que je n’en ai plus rien à foutre, des médailles et du patriotisme, à présent. Je suis mort de trouille à l’idée de ce qui va se passer maintenant. Nous avons fait notre petit numéro de cirque avec Phobos, nous avons donné des cauchemars à tous les enfants et à tous les adultes de la Terre. Crois-tu que ça va s’arrêter là ? Crois-tu qu’il nous reste du temps ?
— Non, répondis-je.
— Parfait, fit Charles en étouffant le mot à moitié et en se laissant aller en arrière, le visage rouge d’émotion. Parce que je suis déjà à moitié convaincu que ça va être la fin de l’espèce humaine. Fais-nous part de tes hautes pensées, ô maîtresse de la politique. Nous sommes des enfants perdus dans la forêt.
— Moi aussi, je suis perdue, Charles, déclarai-je tranquillement. Nous savons tous ce qui va se passer maintenant. Ti Sandra le sait aussi. Ils t’ont vu déplacer Phobos. Ils possèdent les ressources en hommes, machines et laboratoires pour reproduire ta découverte maintenant qu’ils savent ce qu’on peut en faire. Dès qu’ils pourront accomplir la même chose, il ne va pas s’écouler longtemps avant que quelqu’un tape sur quelqu’un d’autre.
— Trop facile, approuva Leander.
— Ils peuvent même découvrir des choses que nous ne connaissons pas encore, renchérit Charles.
— La première frappe peut être rapide comme l’éclair, et d’une efficacité totale, murmurai-je. Elle peut garantir la survie de son auteur dans une situation autrement imprévisible.
— La survie pour combien de temps ? demanda Amy Vico-Persoff. Combien de temps s’écoulera avant que nous ne nous divisions de nouveau, région contre région, Cailetet contre nous ou bien GAEO contre GAHS ?
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