« Alors voilà, c’est ça, le paradis. Le paradis, c’est le feu qui vous dévore, un énorme feu de joie avec des tas de petites Japonaises en train de danser autour, et de temps à autre elles poussent un grand cri et il y en a une qui se précipite dedans. Whouf ! »
33. Shrimp, dans Stuyvesant Square (2021). – « Une des règles qu’ils donnent dans la revue, c’est qu’on ne peut pas appeler d’autres gens par leur nom. Sinon je dirais simplement : « Le paradis, c’est de vivre avec January », et je décrirais comment c’est. Mais si on décrit les rapports qu’on a avec quelqu’un, on ne laisse pas son imagination aller jusqu’au bout des choses, ce qui fait qu’on n’apprend rien.
« Alors je me retrouve au point de départ.
« Imaginez, qu’ils disent.
« Bon. Eh ben, il y a de l’herbe au paradis, parce que je me vois debout dans l’herbe. Mais ce n’est pas à la campagne, avec des vaches et des trucs comme ça. Et ça ne peut pas être un jardin public, parce que l’herbe y est toujours clairsemée, ou alors on n’a pas le droit de marcher dessus. C’est à côté d’une grande route. Une route au Texas ! Disons en 1953. C’est une journée très très ensoleillée en 1953, et je peux voir la route s’étirer à perte de vue, jusqu’à l’horizon.
« À perte de vue.
« Ensuite ? Ensuite je voudrais rouler sur la route, je suppose. Mais pas toute seule, ce serait angoissant. Alors tant pis pour le règlement, je laisserai January conduire. On ne peut pas vraiment parler de rapports personnels si on est sur une moto, pas vrai ? On fait du slalom entre les voitures. De plus en plus vite, de plus en plus vite.
« Et ensuite ? Je ne sais pas. Je ne vois pas plus loin que ça.
« À ton tour maintenant. »
34. Shrimp, à l’asile (2024). – « Ce que je ressens ? De la colère. De la peur. De l’apitoiement sur mon propre sort. Je ne sais pas. Un peu de tout, mais pas… Oh ! tout ça est idiot. Je ne veux pas faire perdre son temps à tout le monde…
« Eh bien, je veux bien essayer. Répéter la chose à satiété jusqu’à ce que… Jusqu’à ce que quoi ?
« Je t’aime. Voilà, ce n’était pas trop mal. Je t’aime. Je t’aime, January. Je t’aime, January. January, je t’aime. January, je t’aime. Si elle était là ce serait beaucoup plus facile, vous savez. D’accord, d’accord. Je t’aime. Je t’aime. J’aime tes gros nichons tout tièdes. J’aimerais les peloter. Et j’aime ton… J’aime ta grande chatte noire et juteuse. Qu’est-ce que vous dites de ça ? C’est vrai. J’aime tout en toi. Je voudrais tant qu’on se remette ensemble. J’aimerais savoir où tu es pour pouvoir te le dire. Je ne veux pas de l’enfant, je ne veux aucun enfant, je te veux, toi. Je veux t’épouser. Pour toujours. Je t’aime.
« Vous voulez que je continue ?
« Je t’aime. Je t’aime beaucoup. Non, c’est un mensonge. Je te déteste. Tu m’es insupportable. Je te trouve consternante, avec ta stupidité, ta vulgarité, tes idées remâchées que tu empruntes directement au manifeste du parti comme… Tu m’ennuies. Tu m’ennuies à mourir. Sale négresse à la con ! Salope. Crétine. Et je me fiche pas mal de…
« Non, je ne peux pas. Le cœur n’y est pas. Si je dis tout ça, c’est parce que je sais que c’est ça que tu veux entendre. Amour, haine, amour, haine…des mots.
« Ce n’est pas que je résiste. Mais je ne pense pas ce que je dis, et ça, je vous assure que c’est la vérité. Dans un sens comme dans l’autre. Tout ce que je ressens, c’est de la fatigue. Je voudrais être chez moi en train de regarder la télé au lieu de faire perdre son temps à tout le monde. Ce pour quoi je vous présente mes excuses.
« Que quelqu’un d’autre dise quelque chose et je la fermerai. »
35. Richard M. Williken, suite (2024). – Ton problème, lui dit-il, tandis qu’ils ballottaient dans le métro en revenant de la grande percée manquée, c’est que tu refuses d’accepter ta propre médiocrité.
— Oh ! ferme-la, dit-elle. Et ce n’est pas une manière de parler.
— C’est aussi mon problème à moi, tout autant que le tien. Peut-être même plus. Pourquoi crois-tu que je n’ai pas travaillé depuis si longtemps ? Ce n’est pas que rien ne se passerait si je m’y mettais. Mais une fois que j’ai fini et que je regarde le résultat, je me dis : « Non, ça ne suffit pas. » En fait c’est ce que tu essayais de dire ce soir.
— Je sais que tu fais de ton mieux pour être gentil, Willy, mais ça ne sert à rien. Il n’y a pas de comparaison possible entre ta situation et la mienne.
— Et comment qu’il y en a une. Je n’ai aucune foi en mes photos. Toi, tu n’as aucune foi en tes liaisons amoureuses.
— Une liaison amoureuse n’a rien à voir avec une satanée œuvre d’art.
Shrimp se laissait prendre à la discussion. Williken pouvait la voir se débarrasser de son cafard comme s’il ne s’agissait que d’un maillot de bain mouillé. Cette bonne vieille Shrimp !
— Crois-tu ? fit-il.
Elle mordit à l’hameçon sans même réfléchir.
— Toi au moins tu essaies de faire quelque chose. Il y a une tentative. Je n’ai jamais été aussi loin. Je suppose que si ça m’arrivait, le résultat serait exactement comme tu dis – médiocre.
— Toi aussi tu essaies – ça crève les yeux.
— De faire quoi ? demanda-t-elle.
Elle aurait voulu qu’on la mette en pièces (personne à l’asile n’avait même pris la peine de lui crier après), mais Williken se cantonna dans l’ironie.
— J’essaie de faire quelque chose ; toi tu essaies de ressentir quelque chose. Ce que tu veux, c’est une vie intérieure, une vie spirituelle, si tu veux. Et tu l’as. Seulement tu as beau te démener, tu as beau refuser de voir la vérité en face – elle est médiocre. Pas mauvaise. Pas sordide.
— Bienheureux les pauvres en esprit, c’est ça ?
— Exactement. Mais tu n’y crois pas, et moi non plus. Tu sais ce que nous sommes ? Des scribes et des pharisiens.
— Ravie de te l’entendre dire.
— Tu t’es un peu rassérénée, on dirait.
Shrimp fit la moue.
— C’est l’extérieur qui rit.
— Allez, ça pourrait être bien pire.
— Ah oui ? Comment ça ?
— Tu pourrais être battue d’avance, comme moi.
— Et au lieu de ça, je gagne sur tous les tableaux, c’est ça ? Tu veux rire ! Après mon petit numéro de tout à l’heure ?
— Attends de voir, promit Williken. Attends de voir.
36. Boz. – En Bulgarie ! s’écria Milly, et il ne fallait pas être devin pour prévoir que ses prochains mots allaient être : Moi aussi j’ai déjà été en Bulgarie.
— Pourquoi tu ne vas pas chercher tes diapos pour nous montrer comment c’était ? dit Boz, histoire de la remettre gentiment à sa place. Puis, bien qu’il le sût parfaitement, il dit :
— C’est le tour de qui ?
January se mit au garde-à-vous et agita les dés.
— Sept !
Elle compta sept cases à haute voix et se retrouva sur Allez en Prison.
— J’espère que je vais y rester, dit-elle joyeusement Si je retombe sur Boardwalk c’en est fini de moi.
Elle avait dit ça avec un tel ton d’espoir.
— J’essaie de me souvenir, dit Milly, le coude sur la table, les dés à la main, suspendant l’espace d’un instant la course du temps et celle du jeu.
— Comment c’était. Tout ce que je me rappelle, c’est que les gens racontaient des blagues. On restait assis pendant des heures à écouter des blagues. Des histoires de seins.
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