L’horizon mordoré devint mauve sombre, puis la nuit tomba. Dieu voila Sa gloire et Shrimp redescendit sur terre.
— Pauvre Boz, dit-elle.
— Pauvre Boz, acquiesça-t-il.
— D’un autre côté tu as échappé à tout ça.
Sa main balaya les toits de l’East Village et toute la laideur environnante. Puis elle fit un deuxième geste plus impatient, comme si toute cette cochonnerie lui avait collé aux doigts. De fait, c’était devenu sa main, son bras, ce machin encombrant de chair dont elle avait réussi, pendant trois heures et quinze minutes, à se libérer.
— Et pauvre Shrimp.
— Pauvre Shrimp aussi, acquiesça-t-il.
— Parce que moi, je suis coincée là-dedans.
Elle haussa une omoplate proéminente. Elle ne parlait pas de l’immeuble mais de son propre corps, mais à quoi bon essayer d’expliquer ça à Narcisse en fleur ? Le fait que Boz s’attardait sur ses malheurs, sur ses conflits intérieurs l’irritait. Elle aussi elle avait des sujets de mécontentement dont elle voulait parler, des centaines.
— Ton problème est extrêmement simple, Boz. Si tu es honnête avec toi-même. Ton problème, c’est que fondamentalement, t’es un républicain.
— Allez, Shrimp, arrête tes conneries.
— C’est vrai. Quand Milly et toi vous avez commencé à vivre ensemble, Lottie et moi on n’en revenait pas. Pour nous c’avait toujours été clair comme de l’eau de roche.
— C’est pas simplement parce que j’ai une jolie figure que…
— Oh ! Boz, ne sois pas si obtus. Tu sais bien que ça n’a jamais rien à voir à l’affaire. Et je ne dis pas que tu devrais voter républicain parce que moi je le fais. Mais pour moi il y a des signes qui ne trompent pas. Si tu voulais bien te regarder avec un peu de psychanalyse tu verrais à quel point tu es refoulé.
Il s’enflamma. Ça ne le dérangeait pas d’être traité de républicain, mais de refoulé, ça non !
— Tu merdoies à bloc, sœurette. Si tu veux vraiment savoir où je me place, je vais te le dire. Quand j’avais treize ans je me branlais en te regardant te déshabiller, et crois-moi, il faut être un démocrate sacrément inconditionnel pour faire ça.
— C’est méchant, ce que tu viens de dire.
C’était méchant, et aussi faux que méchant Lottie avait souvent peuplé ses rêveries érotiques – Shrimp, jamais. Son petit corps maigre et sec l’écœurait C’était une cathédrale gothique hérissée de flèches et de gargouilles, une forêt d’arbres sans feuilles ; ce qu’il aimait, c’était des vallons ensoleillés et accueillants, des clairières pleines de fleurs. Elle sortait d’une gravure de Durer ; lui était un paysage de Domenichino. Sauter Shrimp ? Plutôt devenir républicain, même si c’était sa propre sœur.
— C’est pas que je sois contre le fait d’être républicain, ajouta-t-il diplomatiquement. Je n’ai rien d’un puritain. C’est simplement que je n’aime pas baiser avec d’autres mecs.
— Comment le saurais-tu si tu n’as jamais essayé ? dit sa sœur d’un ton offensé.
— J’ai essayé. Plein de fois.
— Alors pourquoi est-ce que ton mariage se casse la figure ?
Des larmes commencèrent à couler. Il pleurait tout le temps dernièrement, un vrai climatiseur. Shrimp, experte en compassion, joignit ses pleurs à ceux de son frère en entourant ses délicieuses épaules nues d’un bras maigre.
Il renifla et renversa la tête. Flip-flop de châtain roux, grand sourire courageux.
— Et la soirée ? Tu y vas ?
— Non, pas ce soir. Je me sens trop religieuse et, comment dire, sainte pour ce genre de choses. Plus tard peut-être.
— Allez, quoi, Shrimp.
— Non, vraiment.
Elle serra ses bras contre sa poitrine, leva le menton, et attendit de se faire prier.
Dans le lointain, le chien produisit des sons différents.
— Un jour, quand on était gosses… juste après avoir emménagé ici, en fait, commença Boz d’un air rêveur.
Mais il voyait bien qu’elle n’écoutait pas.
Les chiens avaient finalement été déclarés illégaux peu de temps auparavant, et les propriétaires de chiens faisaient des numéros à la Anne Frank pour protéger leurs chiots de la Gestapo municipale. Comme ils avaient dû renoncer à les promener dans la rue, le toit du 334, que la Commission des espaces verts avait décrété officiellement être un terrain de jeux (ils avaient construit une palissade coupe-vent sur le pourtour du toit pour lui donner une ambiance de terrain de jeux) s’était bientôt trouvé recouvert d’un épais tapis de crottes de chien. Une guerre avait éclaté entre les gosses et les chiens pour la possession du toit. Les gosses traquaient les chiens sans laisse, généralement la nuit, et les précipitaient dans le vide. C’étaient les bergers allemands qui opposaient la résistance la plus vive. Boz avait vu un berger allemand entraîner un cousin à Milly dans sa chute.
Tous les trucs qui se passent et qui semblent si importants sur le moment, et pourtant on les oublie, les uns après les autres. Il se sentit envahi d’une tristesse élégante, parfaitement maîtrisée comme si, en admettant qu’il voulût s’en donner la peine, il devenait capable d’écrire un essai philosophique raffiné et réfléchi.
— Je vais y aller doucement.
— Amuse-toi bien, dit Shrimp.
Il lui effleura l’oreille de ses lèvres, mais ce n’était pas, même au sens fraternel du terme, un baiser. Plutôt un signe indiquant la distance qui les séparait, comme les panneaux sur les autoroutes indiquant en kilomètres ce qu’il vous reste à parcourir avant d’atteindre New York.
La soirée fut loin d’être démente, mais Boz s’amusa d’une façon tranquille et décorative en restant assis sur un banc à regarder des genoux. Puis Williken, le photographe du 334 vint s’asseoir près de Boz et lui parla du nuancisme – Williken étant un nuanciste de la première heure – et de combien il était temps qu’une révolution nuanciste éclate dans le domaine de l’art. Il avait l’air plus âgé que ne se le rappelait Boz, ridé et décharné et portant pathétiquement ses quarante-trois ans.
— Quarante-trois ans, c’est le meilleur des âges, répéta Williken après avoir enfin expédié l’histoire de l’art à sa convenance.
— Mieux que vingt et un ?
Ce qui était, naturellement, l’âge de Boz.
Williken décida que c’était une plaisanterie et toussa (Williken fumait du tabac.) Boz détourna les yeux et repéra le type à la barbe rousse en train de le reluquer. Une petite boucle d’oreille en or brillait à son lobe gauche.
— Deux fois mieux, disait Williken, avec même un peu de rab.
Comme c’était aussi une plaisanterie, il toussa de nouveau.
Il était (barbe rousse, boucle d’oreille) après Boz, l’individu le plus attrayant, physiquement, de la soirée. Boz se leva en donnant une petite tape sur les mains noueuses du vieux photographe.
— Et toi, quel âge as-tu ? demanda-t-il à barbe rousse, boucle d’oreille.
— 1,87 m, et toi ?
— Moi, je serais plutôt dans le genre versatile. Où habites-tu ?
— Entre la Soixante-Dixième et la Quatre-Vingtième Rue, côté Est. Et toi ?
— J’ai été évacué.
Boz prit une pose : Sébastien (celui de Guido) s’ouvrant comme une fleur pour recevoir les flèches de l’admiration masculine. Ah ! Boz aurait séduit le plâtre sur les murs !
— T’es un ami à January ?
— L’ami d’un ami, mais cet ami n’est pas venu. Et toi ?
— La même chose, plus ou moins.
Danny (il s’appelait Danny) attrapa une pleine poignée des cheveux châtain roux.
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