Ce soir, assis ici, je me demande comment les arbres vont se développer. Ce n’est pas la première fois que nous tentons d’introduire une plante étrangère sur le sol terrestre. Il y a eu, par exemple, la poignée de graines de céréales que Justin a rapportée d’au-delà de Polaris, et les tubercules que Célia a ramassés dans un des autres systèmes de la Bordure. Tous deux auraient fourni des plantes nourricières bienvenues à ajouter à celles que nous avons déjà. Mais, nous les avons perdues dans l’un et l’autre cas. Le grain a maigrement produit pendant quelques saisons, donnant de moins en moins, et la dernière année, quand nous avons planté le peu que nous avions, il n’a pas du tout germé. Je soupçonne notre sol de manquer de quelque facteur vital, peut-être de certains minéraux, d’une bactérie étrangère, ou de formes microscopiques de vie animale nécessaire au développement des plantes étrangères.
Bien entendu, nous prodiguerons tous nos soins aux arbres et nous les surveillerons attentivement, car ce serait merveilleux de pouvoir les garder en vie et d’arriver à les faire pousser. Robert les appelle « arbres à musique » et dit qu’ils poussent par gros bosquets sur leur planète natale. Ils donnent leurs concerts le soir – mais il est très difficile de dire pourquoi ils jouent car aucune autre forme de vie capable d’apprécier la bonne musique n’existe sur cette planète. Peut-être jouent-ils pour eux-mêmes, ou les uns pour les autres, chaque groupe écoutant et appréciant à son tour le jeu de son voisin.
Je soupçonne que leur jeu a peut-être d’autres causes, que Robert, satisfait d’être assis à écouter et peu disposé à beaucoup s’interroger sur la raison d’être de la musique, n’a pas saisies. Mais, quand j’essaie de penser à ces causes possibles, pas une seule ne me vient à l’esprit. Évidemment, notre expérience et notre histoire sont bien trop limitées pour que nous essayions de comprendre les motivations des autres formes de vie de la galaxie.
Robert n’a pu rapporter qu’une demi-douzaine de jeunes arbres d’environ un mètre de haut. Il les avait soigneusement déterrés et il avait utilisé ses vêtements pour envelopper les racines, ce qui fait qu’il est arrivé complètement nu sur Terre. Mes vêtements sont un peu trop grands pour lui, mais étant donné le genre d’homme qu’il est, toujours prêt à rire de lui-même, cela ne semble guère l’affecter. Les robots s’activent à lui fournir une garde-robe et il quittera la Terre beaucoup mieux équipé en matière de vêtements qu’il ne l’était avant de se dépouiller pour envelopper les arbres.
Bien sûr, nous ne nous attendons raisonnablement pas à ce que les arbres survivent, mais il est agréable de l’espérer. En y repensant, il y a si longtemps que je n’ai entendu aucune sorte de musique qu’il m’est difficile de me rappeler ce que cela peut être. Ni Martha, ni moi-même, n’avons de don musical. Dans notre groupe d’origine, un seul couple avait le sens de la musique, et il y a bien longtemps qu’il a quitté la Terre. Il y a des années, saisi par une idée de génie, j’ai lu suffisamment au sujet de la musique pour en comprendre les principes de base et j’ai essayé de faire construire des instruments par les robots – ce qui ne s’est pas très bien passé – puis, j’ai essayé de les faire jouer de ces instruments – ce qui a été encore pire. Apparemment, les robots – en tout cas, ceux qui vivent dans cette ferme – n’ont pas plus de don musical que moi-même. Dans notre jeunesse, la plus grande partie de la musique était enregistrée électroniquement, et depuis la Disparition il n’y a eu aucun moyen de la reproduire. En fait, tout en ayant conscience de cela, mon grand-père n’a pas pris la peine de rassembler des bandes quand il a amassé des livres et des objets d’art. Mais, je crois qu’il y a quand même dans l’une des salles du sous-sol un nombre respectable de partitions musicales. Le vieux gentleman espérait peut-être que, dans les années à venir, ceux qui avaient des aptitudes musicales leur trouveraient une utilisation…
Il connaissait la musique et elle le ravissait. Il imaginait parfois qu’il en entendait dans le bruit du vent qui soufflait dans les arbres, ou dans le tintement argentin de l’eau vive qui courait sur les pierres, mais, de sa vie entière, il n’avait jamais entendu une telle musique.
Il se souvenait aussi du vieux José, accroupi le soir devant la porte de sa hutte, calant son violon sous son menton et promenant l’archet sur les cordes pour en tirer bonheur ou tristesse – parfois ni l’un, ni l’autre, simplement des sons harmonieux.
— Mais je ne peux plus bien jouer, disait-il. Mes doigts ne dansent plus sur les cordes avec l’agilité qu’ils devraient avoir et mon bras est devenu trop lourd pour manier l’archet avec la légèreté qu’il faudrait. Des ailes de papillon jouant sur les cordes, voilà ce que ça devrait être !
Mais, pour le jeune garçon encore chaud de soleil, allongé sur le sable, cela avait été merveilleux. Derrière la cabane, sur la colline, un coyote pointait son nez vers le ciel et hurlait un accompagnement, exprimant la solitude de la colline, de la mer, de la plage, comme si lui, le vieil homme jouant du violon et le garçon allongé étaient les seuls êtres vivants qui restaient dans ce pays solitaire où les anciennes ruines se profilaient dans la brume du crépuscule.
Beaucoup plus tard, il y avait eu les chasseurs de bison des plaines avec leurs tambours, leurs crécelles et leurs sifflets en os de cerf, battant le rythme auquel lui et les autres dansaient dans la lumière vacillante du feu de camp, avec une joie profonde dont il sentait qu’elle avait ses racines loin dans le temps.
Mais, ceci n’était ni le violon, ni un sifflet en os de cerf, ni le battement du tambour. C’était une musique qui remplissait le monde, tonnait vers le ciel. Une musique qui vous saisissait et vous emportait, vous noyait, vous faisait oublier votre corps, une musique qui fondait votre être même dans ses accords.
Une partie de son esprit n’était pas prise, noyée, mais résistait à la magie du son, troublée et émerveillée, et se répétait sans cesse : ce sont les arbres qui font cette musique, le petit bosquet d’arbres qui se dresse sur le tertre, fantomatique dans cette soirée nette et fraîche après la pluie. Des arbres aussi blancs que des bouleaux, mais plus gros que la plupart d’entre eux. Des arbres avec des tambours, un violon, des sifflets en os de cerf et bien d’autres instruments encore, les mêlant tous jusqu’à ce que le ciel lui-même parle.
Il se rendit compte que quelqu’un était venu dans le jardin et se tenait maintenant à ses côtés. Mais il ne se retourna pas pour voir de qui il s’agissait car, là-bas, sur le tertre, quelque chose n’allait pas. Malgré sa beauté et sa puissance, il y avait dans la musique quelque chose qui n’allait pas, quelque chose à quoi il fallait remédier pour qu’elle atteigne la perfection.
Ézéchiel tendit la main et replaça avec douceur le pansement sur la joue du jeune homme.
— Allez-vous bien, maintenant ? demanda-t-il. Vous sentez-vous mieux ?
— C’est beau, dit le jeune homme. Mais il y a quelque chose qui ne va pas.
— Tout va bien, répondit Ézéchiel. Nous vous avons soigné, gardé au chaud, nourri, et maintenant vous allez bien.
— Il ne s’agit pas de moi, mais des arbres !
— Ils jouent bien, dit Ézéchiel. Ils ont rarement mieux joué. Et c’est un de leurs vieux morceaux, pas l’un de leurs airs expérimentaux…
— Ils sont malades.
— Certains d’entre eux sont vieux et en train de mourir, dit Ézéchiel. Ils ne jouent peut-être pas parfaitement, pas comme ils jouaient dans leur jeunesse, mais ils se débrouillent encore bien. Et puis, quelques-uns des jeunes arbres ne savent pas bien s’y prendre.
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