— Non, dit Jason. Je n’approuve ni ne désapprouve. Sur quelles bases pourrais-je juger ?
— Mais pourtant, il y a eu un temps…
— Oui, je sais. Il y a eu un temps où l’homme faisait des images de bois et d’argile et les adorait. Il y a eu un temps où il a pensé que le soleil était Dieu. Combien de fois l’homme doit-il se tromper avant d’apprendre la vérité ?
— Je vois ce que vous voulez dire, répondit Ezéchiel. Pensez-vous que nous connaîtrons jamais la vérité ?
— Avec quelle force désirez-vous la connaître ?
— Nous la cherchons avec toute notre énergie, dit Ezéchiel. C’est le but qui est en nous, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas, reconnut Jason. J’aimerais beaucoup le savoir.
Comme c’était ridicule, pensa-t-il, être assis là, sur cette crête venteuse, au cœur de la nuit, et discuter des chances de trouver la vérité – n’importe quelle vérité – avec un robot fanatique. Il pouvait parler à Ezéchiel du Principe que John avait trouvé ou de l’extra-terrestre qui était venu chercher une âme. Et quel bien cela lui ferait-il ?
— Je vous ai parlé de mes ennuis, dit Ezéchiel. Vous avez aussi les vôtres. Vous vous promenez dans la nuit en pensant à vos soucis.
Jason grogna sans se compromettre. Il aurait dû s’en douter, les robots savaient parfois ce qui se passait avant que vous le sachiez vous-même, semblait-il. Quand ils le voulaient, ils marchaient sans bruit et écoutaient. Et une fois entendues, les nouvelles se transmettaient de l’un à l’autre à la vitesse de l’éclair. Thatcher avait dû les entendre parler à table puis, plus tard, dans le patio quand ils avaient écouté le concert dans le soir si net et si beau après la pluie (d’ailleurs, quand on y repensait, il s’était passé quelque chose de très bizarre pendant ce concert). Mais il n’y avait pas que Thatcher. Peut-être même Thatcher moins que les autres. Ils étaient toujours là. Ils écoutaient, prêtaient l’oreille et, plus tard, discutaient interminablement entre eux de ce qu’ils avaient entendu. Bien sûr, il n’y avait rien à redire à cela, personne n’avait rien à cacher. Mais leur obsession du moindre détail humain était quelquefois déconcertante.
— Je partage votre grande inquiétude, dit Ezéchiel.
— Comment cela se fait-il ? demanda Jason avec surprise.
— Je comprends ce que vous devez ressentir, lui dit le robot. Peut-être pas ce que ressentent tous les autres, ceux qui se trouvent dans les étoiles, mais vous et Miss Martha, certainement, vous deux…
— Il n’y pas que nous, dit Jason. Et les tribus ? La vie de leurs ancêtres a été bouleversée autrefois. Cela va-t-il se reproduire ? Ils se sont fait une nouvelle vie, devront-ils l’abandonner ? Et vos semblables ? Seriez-vous plus heureux s’il y avait davantage d’êtres humains ? De temps à autre, je pense que oui.
— Certains d’entre nous le seraient peut-être, répondit Ezéchiel. Notre fonction est de servir et il y a si peu de monde à servir. Si seulement les tribus…
— Mais vous savez bien qu’elles ne veulent pas. Elles ne veulent rien avoir à faire avec vous.
— J’allais dire qu’une certaine proportion d’entre nous ne seraient peut-être pas ravis du retour des Autres. Je ne sais pas grand-chose de ceux-là, mais ils se son : lancés dans un projet…
— Vous voulez parler de la construction en amont du fleuve ?
Le robot hocha la tête.
— Vous pourriez peut-être leur parler, vous pourriez trouver de l’aide auprès d’eux.
— Vous pensez qu’ils nous aideraient, qu’ils voudraient bien nous aider ?
— On parle de nouvelles idées merveilleuses, de travail extrêmement ingénieux, dit Ezéchiel. Je ne comprends rien à tout cela.
Voûté, Jason ne bougea pas de son rocher. Il frissonna et enroula plus étroitement la cape autour de ses épaules. La nuit semblait tout à coup plus sombre, plus solitaire, peut-être un peu plus effrayante.
— Merci, dit-il, j’aviserai.
Dès le lendemain matin, il descendrait jusqu’à l’embarcadère et parlerait à Horace Nuage Rouge. Horace saurait peut-être quoi faire.
(Extrait du journal du 18 septembre 2185)… Quelque temps après le début de nos ambitieuses expéditions pour réunir une bibliothèque d’ensemble et pour acquérir au moins un échantillonnage de tous les arts, quatre robots sont venus me voir. Je ne les ai pas reconnus – après tout, il y a peu de signes distinctifs par lesquels on puisse distinguer un robot d’un autre – et ils pouvaient très bien travailler à la ferme depuis des années ou tout simplement venir d’arriver. Maintenant, en écrivant ces lignes, je suis quelque peu surpris de ne pas leur avoir posé de questions précises, mais, si mes souvenirs sont exacts, je ne les ai pas interrogés sur leur origine, ni alors, ni depuis. Peut-être était-ce parce que j’étais stupéfait – et en un sens, si bouleversé – par ce qu’ils avaient à me demander que j’ai été négligent dans mon enquête.
Ils m’ont dit qu’ils s’appelaient Ézéchiel, Nicomède, Jonathan et Ebénézer, et que, si je n’y voyais pas d’inconvénient, ils aimeraient occuper les bâtiments du monastère en bas de la route et consacrer tout leur temps à une étude du christianisme. Ils semblaient penser que l’homme s’était arrêté bien trop tôt dans son étude de la religion et qu’en tant qu’étudiants objectifs, ils pourraient pousser leurs investigations bien plus loin que l’homme ne l’avait fait dans ses brèves recherches. Je n’ai détecté en eux aucun signe de ferveur religieuse, bien que je craigne grandement que, s’ils continuent (et voilà, maintenant, à l’heure où j’écris, près de trente ans qu’ils se sont attelés à cette tâche), ils soient incapables de conserver une attitude objective et qu’ils ne tombent dans un fanatisme religieux irréfléchi. Même maintenant, je ne suis pas convaincu – peut-être même suis-je encore moins convaincu qu’à l’époque – d’avoir eu raison de ne pas avoir soulevé d’objection à leur projet. Peut-être ai-je eu tort, peut-être n’ai-je pas été avisé de laisser un groupe de robots s’occuper librement d’un sujet aussi délicat. Je suppose que les fanatiques ont une place dans toutes les sociétés, mais la pensée de robots fanatiques (dans n’importe quel domaine, et la religion a, me semble-t-il, une propension particulière à engendrer des fanatiques) ne m’enchante pas particulièrement. Toute cette affaire fait naître une situation qui peut vraiment devenir effrayante. La plus grande partie de l’humanité étant partie et tous les robots étant restés, pourraient-ils, avec le temps, remplir le vide ainsi créé ? Ils ont été faits pour nous servir et ne peuvent pas rester oisifs, de par leur nature même. On en vient à se demander si, en l’absence d’hommes à servir, ils ne vont finalement pas s’arranger pour se servir eux-mêmes. Si tel devait être le cas, quels pourraient être leurs mobiles, et quel genre de but pourraient-ils avoir ? Certainement ni des mobiles, ni un but humains, et je pense qu’on peut leur en être reconnaissants. Mais, c’est avec appréhension – ce que je trouve excusable – que l’on doit suivre la montée d’une nouvelle philosophie et la mise en place de nouvelles valeurs par des créatures dont la forme définitive n’a été créée qu’il y a un peu plus d’un siècle et qui n’ont pas eu de période évolutive pour se développer lentement comme l’ont fait l’homme et les autres créatures de la Terre (sans oublier que l’homme, malgré sa longue histoire, peut s’être développé beaucoup trop vite). Peut-être prendront-ils le temps d’évoluer, non pas consciemment, bien sûr, mais parce qu’ils auront besoin de temps pour s’organiser une base logique d’opérations. Mais j’ai peur que le temps ne soit bref, et c’est pour cette raison qu’il existe un risque de graves défauts. L’évolution donne le temps de tester, de sélectionner, et permet par conséquent de remédier aux points faibles. Pour les robots, il n’y a pas grande possibilité d’évolution et beaucoup de points faibles peuvent donc être menés jusqu’à leur forme finale.
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