Il se leva lentement et descendit le sentier qui menait vers le fleuve. À l’endroit où le chemin s’arrêtait, au bord de l’eau, des canoës étaient tirés sur la plage de graviers et un saule pleureur jauni laissait plonger l’or de ses feuilles dans l’eau du fleuve. D’autres feuilles flottaient à la surface, des feuilles de chêne rouges et brunes, les feuilles écarlates de l’érable, les feuilles jaunes de l’orme – le tribut des arbres qui bordaient le fleuve en amont –, leur offrande à celui qui leur avait fourni l’eau dont ils avaient besoin pendant les mois d’été chauds et secs. Le fleuve lui parlait, mais il savait que ce n’était pas à lui seulement, il parlait aussi aux arbres, aux collines, au ciel – doux murmure tout au long des terres qu’il traversait.
Il se baissa, mit ses mains en coupe, les plongea dans le fleuve, puis les éleva. Elles étaient pleines, mais l’eau s’échappait entre ses doigts, ne laissant qu’une minuscule mare au creux de ses paumes. Il ouvrit les mains et laissa l’eau s’écouler, retourner au fleuve. C’était ainsi que cela devait être, se dit-il. L’eau, l’air et la terre s’échappaient quand vous tentiez de les retenir. Ils refusaient d’être attrapés et conservés. Ils n’étaient pas quelque chose que l’on pouvait posséder, mais quelque chose avec quoi on pouvait vivre. Bien longtemps auparavant, tout au début, il en avait été ainsi, puis des hommes étaient venus qui avaient essayé de les posséder, de les garder, d’agir sur eux et de les contraindre. Ensuite, il y avait eu un nouveau début. Fallait-il que ce nouveau commencement se termine lui aussi ?
Je vais rassembler toutes les tribus, avait-il dit à Jason, près du feu. Le moment est presque venu de s’occuper de la viande pour l’hiver, mais ceci est plus important que les réserves d’hiver. Peut-être avait-il été stupide de dire une telle chose, car il aurait dû savoir – et il le savait – que même une foule mille fois plus importante que les tribus n’arrêterait pas les Blancs s’ils voulaient revenir. La force ne serait pas suffisante. La détermination serait futile. L’amour du pays natal, la dévotion qu’on pouvait lui porter, n’étaient rien en face d’hommes qui voyageaient dans les étoiles à bord de vaisseaux spatiaux. Depuis le début, ils ont pris une voie et nous en avons pris une autre, pensa-t-il. La nôtre n’est pas mauvaise – c’est même la bonne – mais elle nous a rendus faibles devant leur rapacité, de même que tout était faible devant leur rapacité.
Depuis que les Autres étaient partis, ils avaient eu de bonnes années. Ils avaient eu tout le temps de retrouver leurs anciennes habitudes. Le vent avait de nouveau soufflé librement, l’eau avait coulé sans entraves à travers les terres, l’herbe de la prairie était redevenue douce et épaisse, la forêt était redevenue une forêt et le ciel était noir de gibier à plume au printemps et à l’automne.
L’idée de visiter la construction des robots lui déplaisait. Il répugnait à voir Ézéchiel, le robot, monter dans un canoë, partageant – même momentanément – cet ancien mode de vie. Mais Jason avait tout à fait raison : c’était la seule chose à faire, leur seule chance.
Il remonta le sentier vers le camp. Ils attendaient tous, il allait les rassembler maintenant. Il faudrait choisir des hommes pour pagayer. Certains des jeunes devraient aller chercher de la viande fraîche et du poisson pour le voyage. Les femmes devraient rassembler la nourriture et des vêtements. Il y avait beaucoup à faire : ils se mettraient en route à l’aube.
Étoile du Soir était assise dans le patio quand le jeune homme aux jumelles et au collier de griffes d’ours apparut, remontant le sentier qui venait du monastère.
Il s’arrêta en face d’elle.
— Tu es ici pour lire les livres, dit-il. C’est bien le mot, n’est-ce pas ? Lire ?
Il avait un pansement blanc sur la joue.
— C’est le mot juste, répondit-elle. Ne veux-tu pas t’asseoir ? Comment te sens-tu ?
— Très bien, dit-il. Les robots ont bien pris soin de moi.
— Eh bien, alors assieds-toi, dit-elle. Ou bien te rends-tu quelque part ?
— Je n’ai nul endroit où aller, confia-t-il. Je partirai peut-être plus loin.
Il prit place sur une chaise à côté d’elle et posa son arc sur les dalles.
— Je voulais te demander, pour les arbres qui font de la musique. Tu connais les arbres. Hier, tu as parlé avec le chêne centenaire…
— Tu m’avais dit que tu ne parlerais plus jamais de cela ! dit-elle avec une certaine colère. Tu m’as espionnée, et tu as promis.
— Je suis désolé, mais il le faut, lui dit-il. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui puisse parler avec les arbres. Je n’avais jamais entendu d’arbres qui puissent faire de la musique.
— Qu’est-ce que les deux choses ont à voir l’une avec l’autre ?
— Il y avait quelque chose qui n’allait pas chez les arbres, la nuit dernière. J’ai pensé que tu l’avais peut-être remarqué ? Je crois que je leur ai fait quelque chose.
— Tu plaisantes. Qui pourrait faire quoi que ce soit avec des arbres ? Et il n’y avait rien qui n’allait pas, ils ont très bien joué.
— Il y avait une maladie en eux, ou chez certains d’entre eux. Ils ne jouaient pas aussi bien qu’ils l’auraient pu. Et j’ai aussi fait quelque chose aux ours. Surtout avec ce dernier ours. Peut-être avec tous…
— Tu as prétendu que tu les avais tués et que tu avais pris une griffe par ours pour ton collier. Une manière de tenir le compte, m’as-tu dit. Et, si tu veux mon avis, une manière de te vanter, aussi.
Elle pensa qu’il allait peut-être se fâcher, mais il parut seulement un peu perplexe.
— J’ai toujours pensé que c’était l’arc, dit-il. Que je les avais tués parce que je tirais très bien à l’arc et que mes flèches étaient si bien faites. Et pourtant, si ce n’était pas du tout l’arc, ni les flèches, ni ma manière de tirer, mais quelque chose de tout à fait différent ?
— Quelle différence cela fait-il ? Tu les as tués, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr, je les ai tués, mais…
— Mon nom est Étoile du Soir, dit-elle. Tu ne m’as pas dit le tien ?
— Je m’appelle David Hunt.
— Eh bien, David Hunt, parle-moi de toi.
— Il n’y a pas grand-chose à dire.
— Il doit bien y avoir quelque chose. Tu as un peuple, un endroit où tu es chez toi. Tu dois bien venir de quelque part ?
— Un endroit où je suis chez moi ? Oui, sans doute. Mais nous bougions beaucoup. Nous fuyions sans arrêt et les gens partaient…
— Fuir ? Qu’y avait-il à fuir ?
— Le Marcheur Noir. Je vois que tu n’es pas au courant. Tu n’en as jamais entendu parler ?
Elle secoua la tête.
— C’est une silhouette, dit-il. Comme un homme, et pourtant différent d’un homme. Il a deux jambes. Peut-être est-ce sa seule ressemblance avec l’homme. On ne le voit jamais le jour. Seulement la nuit. Toujours sur une crête. Une silhouette noire sur le ciel. On l’a vu pour la première fois la nuit où tout le monde a été enlevé – c’est-à-dire, tout le monde sauf nous, et pour être exact, tout le monde sauf nous, les gens d’ici et ceux des plaines. Je suis le premier de chez nous à savoir qu’il y a d’autres gens.
— Tu sembles penser qu’il n’y a qu’un Marcheur Noir. En es-tu sûr ? Es-tu sûr qu’il y a vraiment un Marcheur Noir, et que vous ne l’avez pas imaginé ? À une certaine époque, mon peuple a imaginé beaucoup de choses dont nous savons maintenant qu’elles n’ont jamais été vraies. A-t-il jamais fait mal à quelqu’un des tiens ?
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