Si les humains reprenaient possession de la Terre, l’ancienne conception du profit et les philosophies subsidiaires qui en découlaient seraient rétablies. En dehors des bénéfices qu’elle avait peut-être tirés de ses cinq mille ans de repos du fléau humain, la Terre ne serait pas mieux lotie qu’auparavant. Il n’y avait qu’une bien maigre chance, il le savait, pour qu’ils ne la revendiquent pas. Ils n’ignoraient pas, bien sûr, que la plupart de ses ressources étaient épuisées, mais cette considération elle-même ne rentrerait peut-être pas en ligne de compte. Il pouvait y avoir chez nombre d’entre eux (il ne pouvait pas en être sûr, John n’avait rien dit à ce sujet) le désir de revenir sur la planète ancestrale. Bien sûr, cinq mille ans devraient avoir été un laps de temps suffisant pour leur faire considérer comme leur propriété les planètes sur lesquelles ils vivaient maintenant, mais on ne pouvait pas en être sûr. Au mieux, la Terre serait très probablement soumise à des flots de touristes et de pèlerins revenant rendre un hommage sentimental à la planète mère de l’humanité.
Il dépassa le champ de mais et suivit une crête étroite jusqu’au promontoire rocheux qui dominait le confluent des fleuves. La lune décroissante éclairait ceux-ci et les rendait semblables à deux brillants rubans d’argent taillés dans les bois sombres de la vallée. Il s’assit sur son rocher habituel, s’enveloppant dans sa lourde cape pour se protéger de la fraîcheur du vent nocturne. Assis dans le silence et la solitude, il fut surpris de ne pas ressentir cette solitude. Et ceci parce qu’il était chez lui, pensa-t-il. Personne ne pouvait se sentir solitaire chez soi.
Bien sûr, c’était pour cette raison qu’il envisageait le retour des Autres avec une telle horreur. Il ne pouvait pas supporter l’invasion de son foyer, du pays dont il avait fait son territoire – de la même manière que les autres animaux délimitaient leurs droits territoriaux, non pas en vertu de quelque droit humain, non par un sens de propriété, mais simplement en vivant dans cet endroit. Il ne s’imposait pas, il ne disputait pas à tous ses petits voisins sauvages le droit d’utiliser et de parcourir le pays, il se contentait d’y vivre en paix.
On ne devait pas les laisser faire, se dit-il. Il ne fallait pas leur permettre de revenir et de corrompre à nouveau la Terre. Il ne fallait pas qu’ils la contaminent une seconde fois avec leurs machines. Il devait trouver un moyen de les arrêter – et, au moment où il se disait cela, il savait qu’il n’existait aucun moyen. Un vieil homme égoïste ne pouvait s’opposer à l’humanité tout entière. Peut-être n’en avait-il pas le droit ? Ils n’avaient que trois planètes, et la Terre leur en donnerait une de plus, tandis que l’autre portion de l’humanité (celle qui avait échappé au coup de filet qui avait arraché les Autres de la Terre) avait toute la galaxie, peut-être même tout l’univers s’ils désiraient jamais s’étendre dans tout l’univers.
Oui, mais ni lui, ni Martha, n’étaient jamais partis dans la galaxie. Ils étaient ici chez eux. Pas seulement dans ces quelques acres, mais sur la Terre tout entière. Et il y avait aussi les autres, les Indiens de Leech Lake. Qu’adviendrait-il d’eux ? Que leur arriverait-il, à eux et à leur mode de vie, si les Autres revenaient ? Les parquerait-on de nouveau dans des réserves ?
Là-bas, sur la crête, une pierre se mit à rouler le long de la pente. Jason sauta rapidement sur ses pieds.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
Cela pouvait être un ours, ou un cerf. En fait, ce n’était ni l’un, ni l’autre.
— C’est Ezéchiel, monsieur, dit une voix. Je vous ai vu quitter la maison et je vous ai suivi.
— Venez, dit Jason. Pourquoi m’avoir suivi ?
— Pour vous remercier, dit le robot. Pour vous apporter mes remerciements très sincères.
Il sortit lourdement de l’obscurité.
— Asseyez-vous sur ce rocher, dit Jason. C’est plus confortable, ici.
— Je n’ai pas besoin de confort, je n’ai pas besoin de m’asseoir.
— Et pourtant, il vous arrive de le faire, dit Jason. Je vous ai souvent vu assis sur le banc, sous le saule pleureur.
— Ce n’est que de l’affectation, reconnut Ezéchiel. Je singe mes supérieurs d’une manière indigne. J’ai grand honte de moi-même.
— Continuez à avoir honte si cela vous fait plaisir, dit Jason, mais je vous en prie, cédez à mon caprice, j’ai besoin de confort, besoin de m’asseoir, et je me sentirais très gêné si vous restiez debout.
— Puisque vous insistez, dit Ezéchiel.
— Certainement, j’insiste, dit Jason. Et, dites-moi maintenant, quelle est cette gentillesse imaginaire dont vous voulez me remercier ?
— C’est au sujet du pèlerin.
— Oui, je sais, Thatcher m’en a parlé.
— Je suis pratiquement sûr que ce n’est pas un pèlerin, dit le robot. Je sais que Nicomède a dit à Thatcher que c’en était un. Il a pris ses désirs pour des réalités. Il est si facile de faire cela quand on désire quelque chose très fort, monsieur.
— Je comprends, dit Jason.
— Cela aurait été merveilleux s’il s’était agi d’un pèlerin, cela aurait signifié que le bruit du travail dans lequel nous nous sommes lancés avait été propagé. Vous comprenez, pas un robot-pèlerin, mais un pèlerin humain…
Jason ne fit pas un mouvement. Le vent fit voler la robe que le robot portait. Ezéchiel la saisit, essayant de la serrer contre sa charpente.
— L’orgueil, dit-il, c’est cela qu’il faut combattre. Par exemple, s’asseoir quand il n’y a nul besoin de s’asseoir, porter une robe quand il n’est point besoin d’en avoir une, faire les cent pas dans le jardin pour réfléchir quand on pourrait tout aussi bien réfléchir immobile…
Jason resta assis, sans bouger, gardant la bouche close alors qu’il aurait voulu hurler des questions : Qu’est-ce que ce pèlerin ? Qui est-il ? D’où vient-il ? Qu’a-t-il fait, toutes ces années ? Mais, il se rappelait avec un amusement amer que, jusqu’à quelques instants auparavant, le souci, l’inquiétude du retour de la race humaine avaient balayé tout intérêt réel en ce qui concernait l’étranger du monastère.
— Ce que je veux dire est ceci, dit Ezéchiel. Je sais combien les êtres humains de la maison ont recherché d’autres humains dans le monde. Je me souviens des bruits qui couraient et comment ces bruits vous ont déçu, l’un après l’autre. Et voilà qu’aujourd’hui, un être humain apparaît enfin. Vous auriez eu absolument le droit de venir immédiatement le revendiquer, et pourtant, vous ne l’avez pas fait, vous vous êtes tenu à l’écart, vous nous avez laissés avoir notre humain. Vous nous avez donné notre heure de gloire.
— Nous avons pensé que c’était votre affaire, dit Jason. Nous en avons parlé et nous avons décidé de ne pas intervenir. Nous pourrons parler à cet homme plus tard, il est peu probable qu’il se sauve. Il doit avoir longtemps voyagé pour arriver ici.
— Notre heure de gloire, poursuivit Ezéchiel, mais aussi une heure décevante car nous savons maintenant que nous n’avons rien fait que nous abuser nous-mêmes. Je me demande parfois si toute notre vie n’est pas illusoire.
— Vous ne m’aurez pas, dit Jason, je me refuse à jouer à votre petit jeu de martyr. Je sais que cela fait des années que vous vous interrogez, que vous vous rongez les sangs en vous demandant si vous avez bien fait, si vous n’avez pas commis de blasphème, si vous n’allez pas être frappés de mort pour votre présomption. Eh bien, en tout cas, vous n’êtes pas morts…
— Voulez-vous dire que vous nous approuvez ? Que vous, un être humain…
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