— Des récits, oui, reconnut John. À moitié mythiques, car il s’est passé un certain temps – de nombreuses années – avant que quelqu’un se reprenne suffisamment pour écrire quelque chose. Et, à ce moment, l’événement était devenu quelque peu brumeux et il n’y avait très probablement pas deux opinions semblables sur ce qui était exactement arrivé. Mais ils y ont pensé, cela n’a jamais quitté leurs esprits. Ils ont tenté de l’expliquer, et il existe quelques merveilleuses théories. La confusion de tout cela peut nous sembler difficile à comprendre car tu as tes archives, Jason, celles que Grand-Père a commencées. Je pense que tu les tiens à jour ?
— Épisodiquement, répondit Jason. Il n’y a bien souvent pas grand-chose à écrire.
— Nos archives ont été délibérément écrites dans le calme et la clarté, dit John. Nous n’avons pas subi de bouleversement, nous avons simplement été laissés en arrière. Pour les Autres, il y a eu un bouleversement. Il est difficile d’imaginer ce que cela a pu être. Une seconde avant, ils étaient sur la Terre familière ; une seconde plus tard, ils se sont retrouvés jetés sur une planète qui était évidemment assez semblable à la Terre mais qui en différait totalement en de nombreux points. Se retrouver là sans nourriture, sans biens, sans abris ! Devenir en un clin d’œil des pionniers dans les pires circonstances ! Ils étaient terrifiés, bouleversés et, ce qui est bien pire, complètement désorientés. L’homme a grand besoin de pouvoir expliquer ce qui lui arrive – ou comment c’est arrivé –, et ils n’avaient aucun moyen de parvenir à une explication. C’était comme si on leur avait jeté un sort – un sort particulièrement méchant et impitoyable. Le miracle est qu’il y ait eu des survivants. Beaucoup d’entre eux sont morts. Et maintenant encore, ils ignorent comment et pourquoi c’est arrivé. Mais je crois que je sais pourquoi et que j’en connais la raison. Peut-être pas la méthode, mais la raison.
— Tu veux parler du Principe ?
— C’est peut-être pure imagination, reconnut John. Je suis peut-être arrivé à cette solution parce qu’il n’y avait pas d’autre explication apparente. Si les Autres avaient eu des facultés parapsychologiques, s’ils savaient ce que je sais, s’ils connaissaient l’existence du Principe, je suis sûr qu’ils arriveraient à la même conclusion que moi. Ce qui ne veut pas dire que nous aurions raison. J’ai déjà dit que je ne pensais pas que le Principe ait eu conscience de ma présence. Je ne suis pas sûr qu’il puisse avoir conscience d’aucun être humain – cela ressemblerait à un humain prenant conscience d’un seul microbe. Mais il a peut-être le pouvoir de se concentrer jusqu’à une perception très fine. Il ne connaît peut-être aucune limite. De toute façon, il est plus probable qu’il prête attention aux humains et à n’importe quelle autre créature vivant en groupe, peut-être plus attiré par la structure sociale et les directions mentales que doit avoir une telle masse d’individus que par cette masse elle-même. Pour attirer son attention, j’inclinerais à penser que n’importe quelle situation devait être unique – et d’après ce que nous avons jusqu’à maintenant trouvé dans la galaxie, il me semble que l’humanité d’il y a cinq mille ans, avec son développement technologique et son point de vue matérialiste en plein épanouissement, devait avoir semblé unique. Le Principe peut nous avoir étudiés pendant un certain temps, s’être interrogé sur nous, peut-être même s’être légèrement inquiété de la possibilité qu’avec le temps nous puissions déranger l’ordre et la précision de l’Univers – une chose qu’il ne tolérerait sûrement pas volontiers. Je pense donc qu’il nous a traités exactement de la manière dont les hommes de cette époque auraient traité un nouveau virus qui aurait présenté des possibilités de danger. Ils auraient placé un tel virus dans un tube à essai et lui auraient fait subir de nombreux tests pour déterminer comment il allait réagir dans différentes conditions. Le Principe s’est emparé de l’humanité et l’a déversée sur trois planètes, puis il s’est reculé et s’est remis à observer, se demandant peut-être s’il y aurait des divergences ou si les tendances morales se vérifieraient. Maintenant, il doit savoir que ces tendances se sont vérifiées. Les cultures des trois planètes différaient, bien sûr, mais malgré leurs différences elles étaient toutes trois technologiques et matérialistes. Et quand elles se sont découvertes les unes les autres, elles n’ont eu aucun mal à réunir leurs caractéristiques pour se fondre en une superculture technologique et matérialiste.
— Je ne sais pas pourquoi, dit Jason, mais quand tu parles des Autres, j’ai l’impression que tu décris une monstrueuse race étrangère et non l’humanité. Sans connaître les détails, ils ont l’air terrifiants.
— Pour moi, ils le sont, dit John. Vraisemblablement pas par des aspects isolés de leur culture – car certains côtés peuvent en être agréables – mais à cause de l’irrésistible impression d’arrogance qu’elle donne. Pas tant par leur puissance – bien qu’ils soient puissants – que par l’arrogance pure d’une espèce qui considère tout comme une propriété que l’on peut manipuler et utiliser.
— Et pourtant, c’est notre race ! dit Martha. Nous nous sommes tous si longtemps interrogés à leur sujet, si longtemps inquiété. Nous nous sommes tellement demandé ce qui pouvait leur être arrivé, nous avons eu tellement peur pour eux ! Nous devrions être heureux de les avoir retrouvés, heureux de voir qu’ils se sont si bien débrouillés.
— Nous le devrions peut-être, dit Jason. Mais bizarrement, je n’y arrive pas. S’ils restaient là où ils sont, cela ne me ferait sans doute pas le même effet. Mais John dit qu’ils reviennent sur Terre. Nous ne pouvons pas les laisser revenir, imagine un peu ce que cela donnerait ! Ce qu’ils feraient de la Terre et de nous-mêmes !
— Nous pourrions avoir à partir, dit Martha.
— Nous ne pouvons pas faire ça, dit Jason. La Terre fait partie de nous. Pas seulement de toi et moi, mais aussi des nôtres. La Terre est notre lien, notre point fixe. Elle nous lie les uns aux autres – nous tous, même ceux des nôtres qui ne sont jamais venus ici.
— Pourquoi a-t-il fallu qu’ils repèrent la Terre ? demanda Martha. Comment ont-ils pu la localiser alors qu’ils étaient perdus au milieu des étoiles ?
— Je ne sais pas, dit John. Mais ils sont intelligents. Très vraisemblablement beaucoup trop intelligents. Leur astronomie, de même que toutes leurs sciences, dépasse largement tout ce que l’homme osait rêver lorsqu’il se trouvait encore sur Terre. Ils se sont débrouillés pour passer toutes les étoiles au crible jusqu’à ce qu’ils aient découvert et identifié le vieux soleil ancestral. Ils ont des vaisseaux qui leur permettent de venir ici. Ils ont prospecté et exploité de nombreux autres soleils.
— Cela leur prendra peut-être longtemps pour venir ici, dit Jason. Nous aurons du temps pour décider de ce que nous devons faire.
John secoua la tête :
— Pas avec le genre de vaisseaux qu’ils possèdent. Ils voyagent à une vitesse qui excède de nombreuses fois celle de la lumière. Leur vaisseau de reconnaissance était déjà parti depuis un an quand j’ai découvert ce qu’il en était. Il peut arriver d’un moment à l’autre.
(Extrait du journal du 19 avril 6135)… Aujourd’hui, nous avons planté les arbres que Robert a rapportés d’une des étoiles situées bien au-delà de la Bordure. Nous les avons très soigneusement plantés sur le petit tertre, à mi-chemin entre la maison et le monastère. Bien entendu, ce sont les robots qui les ont plantés, mais nous étions présents, apportant une surveillance inutile, faisant en fait une petite cérémonie tranquille de l’événement. Il y avait Martha, moi-même et Robert. Il s’est trouvé que Andrew, Margaret et leurs enfants nous ont fait une petite visite à ce moment-là, et Thatcher nous les a envoyés. Nous étions donc tout un groupe.
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