— Vous ne pouvez rien me dire ? N’y a-t-il personne d’autre ?
— Peut-être, lui dit Jason qui ajouta rapidement : mais je n’en suis pas absolument sûr.
Il avait fait une erreur, et il le savait. Il ne pouvait pas lâcher Ézéchiel sur une affaire pareille. Loufoque comme il l’était déjà, cela lui monterait sûrement au cerveau.
— Il doit bien y avoir d’autres personnes ?
— Nous ne sommes que deux.
— Vous devez faire erreur, dit l’extra-terrestre. Deux autres sont venus ici. Aucun d’entre eux n’était vous. Ils se sont arrêtés et m’ont regardé, puis ils sont partis. Ils n’ont pas remarqué quand j’ai tenté de communiquer avec eux.
— Ils ne peuvent pas vous entendre, dit Jason. Ils ne pouvaient donc pas vous répondre. Ils utilisent leur esprit à autre chose. Ce sont eux qui m’ont prévenu, ils savaient que je pouvais parler avec vous.
— Alors, il n’y a qu’une seule autre personne avec qui je puisse communiquer ?
— C’est tout. Tous les autres sont partis au loin dans les étoiles. Vous avez parlé avec l’un d’eux.
— Et cette autre personne ?
— Je ne sais pas, dit Jason. Elle n’a jamais parlé avec d’autres gens que les siens. Elle y arrive très bien, à quelque distance qu’ils soient.
— Alors il n’y a que vous, et vous ne pouvez rien me dire ?
— Écoutez, dit Jason, c’est une vieille idée. Il n’y a jamais eu la moindre preuve, il n’y avait que la foi. On se disait « J’ai une âme », et on le croyait parce qu’on vous l’avait dit. On vous l’avait affirmé avec autorité sans laisser la place au moindre doute. On vous l’avait si souvent dit, vous vous le répétiez si souvent, que vous n’aviez plus aucun doute, vous étiez sûr d’avoir une âme. Mais on n’en a jamais trouvé trace, jamais eu aucune preuve.
— Mais, honorable terrien, vous allez me dire ce que peut bien être une âme, n’est-ce pas ? plaida l’extra-terrestre.
— Je peux vous dire ce que l’on croit que c’est, répondit Jason. Cela fait partie de vous. C’est invisible et impossible à détecter. Ce n’est pas dans votre corps, ni même dans votre esprit. Cela vous survit éternellement après votre mort. Ou, en tout cas, on croit que l’âme vit éternellement, et la condition dans laquelle elle se trouve après votre mort dépend de ce que vous avez été de votre vivant.
— Qui juge ce que vous avez été ?
— Une divinité.
— Et cette divinité ?
— Je ne sais pas, dit Jason, je ne sais vraiment pas.
— Alors, vous avez été honnête avec moi. Je vous remercie très vivement de votre honnêteté. Vous m’avez dit sensiblement la même chose que cet autre être avec qui j’ai discuté.
— Il y a peut-être quelqu’un d’autre, dit Jason. Si je parviens à le trouver, je lui parlerai.
— Mais, vous avez dit…
— Je sais ce que j’ai dit. Ce n’est pas un autre être humain. C’est un autre être, qui est peut-être plus sage que je ne le suis.
— Je pourrai parler avec lui ?
— Non, c’est impossible, vous n’avez aucun moyen de communiquer avec lui, il vous faudra passer par moi.
— Je vous fais confiance, dit le paquet de vers.
— En attendant, voulez-vous être mon invité ? proposa Jason. J’habite dans un endroit où il y aura place pour vous. Je serai heureux de vous recevoir.
— Je sens que ma vue vous rend mal à l’aise, dit l’extra-terrestre.
— Je ne peux pas vous mentir, je suis mal à l’aise, répondit Jason. Mais je me dis que ma vue vous rend peut-être aussi mal à l’aise.
Cela n’aurait servi à rien de mentir, Jason le savait. Il n’y avait pas besoin de mots pour que la créature sente son malaise.
— Non, pas du tout, je suis tolérant, dit l’extra-terrestre. Mais il vaudrait peut-être mieux que nous restions séparés. Je vous attendrai ici.
— Avez-vous besoin de quoi que ce soit ? demanda Jason. Vous manque-t-il quelque chose ? Quelque chose pour vous nourrir ou pour votre confort que je pourrai vous apporter ?
— Non merci, je suis très bien, je me suffis à moi-même.
— Jason se leva et fit demi-tour pour se préparer à partir.
— Vous avez une belle planète, dit le tas de vers. Un endroit si paisible et si plein de l’étrangeté de sa beauté.
— Oui, dit Jason, c’est ce que nous pensons. Une très belle planète.
Il grimpa le long du sentier encaissé qu’il avait suivi pour descendre dans le ravin. Il constata que le soleil avait passé le zénith et obliquait vers l’ouest. De grands nuages noirs montaient dans le lointain et allaient masquer le soleil dans peu de temps. On avait l’impression que l’apparition des nuages avait renforcé le silence des bois. Il entendait le froissement des feuilles qui tombaient au sol en tourbillonnant. Au loin sur sa gauche, un écureuil faisait claquer ses dents, probablement dérangé par quelque idée fantasque qui avait traversé son cerveau confus.
La journée était superbe, pensa-t-il, superbe même s’il pleuvait – ce serait quand même une journée splendide, de presque toutes les façons –, et c’était une honte qu’elle soit gâchée par le problème dont on venait de le charger.
Pour tenir sa parole vis-à-vis de la créature qui attendait dans le ravin, il faudrait qu’il parle avec Ézéchiel. Mais s’il parlait à ce prétendu abbé robot, nul ne savait ce qui pouvait arriver. Mais parler de « prétendu abbé » pour qualifier le robot était peut-être un peu injuste. Qui pouvait encore affirmer que, en l’absence d’humains intéressés à ce problème, les robots n’avaient pas le droit d’assumer la tâche de maintenir en vie l’étincelle de l’ancienne foi humaine ?
Et pourquoi l’humanité s’était-elle détournée de cette ancienne foi ? se demanda-t-il. Dans une certaine mesure, elle existait encore quand la race humaine avait été emportée ailleurs. Il y en avait encore des traces dans les premiers écrits de son grand-père, dans le premier journal. Elle existait peut-être encore chez les Indiens, dans un contexte légèrement différent, bien que son contact avec eux ne l’ait jamais révélé. Certains jeunes hommes – peut-être même tous – formaient secrètement des associations symboliques avec des objets pris dans le monde naturel. Mais il était douteux que ce genre de comportement puisse être décrit comme un acte de foi quelconque. En tout cas, c’était quelque chose dont personne ne parlait et il disposait donc évidemment de fort peu d’informations à ce sujet.
Les gens qu’on avait laissés sur Terre n’étaient pas ceux qu’il aurait fallu laisser, pensa-t-il. Si une autre partie de l’humanité avait été épargnée par ce qui avait emporté la race humaine, l’ancienne foi serait peut-être encore florissante, et peut-être même plus forte que jamais. Mais, chez les siens et chez les autres personnes de cette nuit fatidique dans la grande maison qui surplombait le fleuve, la foi était déjà usée, rien de plus qu’une convention civilisée à laquelle ils s’étaient conformés avec tiédeur. Peut-être même y avait-il eu un temps où la foi signifiait quelque chose ? Mais, au cours des siècles qui avaient suivi sa conception et sa gloire, on l’avait laissé perdre son éclat, perdre sa force, sa vigueur, et ne devenir que l’ombre de ce qu’elle avait été. Elle avait été victime de la mauvaise administration humaine, des concepts tout-puissants de propriété et de profit. Elle s’était manifestée dans de majestueuses constructions remplies de pompe et d’éclat, au lieu d’être nourrie dans le cœur et l’esprit de l’homme. Et maintenant, on en était venu à ceci : à ce qu’elle ne soit maintenue en vie que par des êtres qui n’étaient même pas humains, par des machines auxquelles, grâce à sa technologie, l’homme avait accordé une apparence humaine par vanité.
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