Minnericht avait dit que Zeke ne pourrait pas en avoir un, et il avait eu tort. D’accord, celui-ci avait été pris sur un cadavre, mais le garçon s’efforça de ne pas penser au visage que la visière avait très récemment protégé. Il essaya de le prendre avec philosophie en se disant que l’autre homme n’en aurait plus besoin et que, du coup, il n’y avait pas de mal à le récupérer, et cela semblait logique. Mais il n’en fut pas moins dégoûté lorsqu’il passa son pouce à l’intérieur du verre et sentit l’humidité du dernier souffle de quelqu’un d’autre.
Maintenant qu’il avait un masque, il ne savait pas où aller ni qu’en faire. Il se demanda s’il devait le cacher, le mettre dans sa chambre et attendre que les choses se calment, mais cela ne lui plaisait pas.
En haut des marches, l’homme en armure protégeait ses arrières, mais Zeke n’avait aucun moyen de savoir combien de temps cela durerait.
En bas, dans le couloir où se trouvaient l’alignement de portes et l’ascenseur à l’extrémité, il n’y avait personne d’autre que Zeke.
Il ne savait absolument pas si c’était un point positif ou négatif. Il avait la ferme impression que quelque chose avait déraillé, et que le dîner tranquille auquel il avait récemment échappé s’était conclu par une terrible situation. Le chaos au-dessus de lui menaçait de descendre rapidement, tenu en respect seulement par une porte d’escalier qui était assaillie de toutes parts.
Paralysé par le doute, Zeke écouta les tirs qui ralentissaient au-dessus de sa tête. Le bruit des coups, des martèlements et des assauts s’étaient atténués et ne se faisaient pas pressants. Les grognements de l’homme en armure qui gardait la porte étaient résolument déterminés.
En bas, tout au bout du couloir, l’ascenseur commença à bouger dans un raclement de chaînes. Zeke tenait toujours dans sa main le masque volé. Il le roula en boule et le mit sous sa chemise. Puis, par peur d’être accusé de fouiner, il appela :
— Hé ho ! Il y a quelqu’un ? Dr. Minnericht ? Yaozu ?
— Je suis là, répondit ce dernier avant même que Zeke ne l’aperçoive.
Le Chinois sauta de l’ascenseur alors que celui-ci n’était pas encore tout à fait arrêté. Il était vêtu d’un long manteau noir qu’il ne portait pas la dernière fois que le garçon l’avait vu. La contrariété était gravée sur son visage et, lorsqu’il aperçut le garçon, les traits de mécontentement s’approfondirent.
Il déploya un long bras recouvert d’une manche ample et attrapa fermement l’épaule de Zeke.
— Va dans ta chambre et ferme la porte. Elle se barricade de l’intérieur, à l’aide d’un grand verrou. Il faudrait une catapulte pour l’abattre. Tu seras en sécurité là-bas, pendant un moment.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Des problèmes. Enferme-toi et attends. Ça va passer.
Il repoussa Zeke vers le couloir, loin de l’escalier et de l’homme en armure qui protégeait ses arrières à l’étage.
— Mais je ne veux pas me… me… m’enfermer.
Zeke jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, inquiet à l’idée de ce qui se passait en haut des marches.
— La vie est dure, n’est-ce pas ? dit Yaozu sèchement. (Il s’arrêta à la porte des quartiers de Zeke, fit pivoter le garçon et termina rapidement son discours.) Le docteur a de nombreux ennemis, mais d’habitude ils restent tous de leur côté et ne représentent qu’un danger limité pour ce petit empire sous les murs. Je ne sais pas pourquoi, mais ils se sont soudain rassemblés. Je soupçonne que ça a quelque chose à voir avec toi, ou avec ta mère. Quoi qu’il en soit, ils arrivent , et ils ont fait pas mal de raffut.
— De raffut ? Comment ça ?
Yaozu mit un doigt sur ses lèvres et indiqua le plafond. Puis il murmura :
— Est-ce que tu entends ça ? Pas les pistolets, et pas les cris. Le bourdonnement. Le grognement. Ce ne sont pas des hommes. Ce sont des Pourris . Toute cette agitation a attiré leur attention. Cela a signalé aux morts vivants qu’il y avait de la nourriture à proximité. Si tu veux survivre cette nuit, répéta-t-il, ferme ta porte et garde-la fermée. Je n’essaie pas de te menacer, seulement de te protéger, parce que c’est mon travail.
Et soudain, il disparut, filant dans le couloir et tournant au coin, son manteau noir volant derrière lui.
Zeke abandonna immédiatement sa chambre et retourna vers l’escalier, espérant apprendre quelque chose de nouveau, voire trouver la porte ouverte et la voie dégagée au-dessus. La bataille avait peut-être migré ailleurs, le laissant libre de chercher une sortie.
Il entendit à nouveau des tirs, puis un grondement qui ressemblait plus au rugissement d’un lion qu’au cri d’un homme.
Il faillit prendre ses jambes à son cou, mais un nouveau bruit attira son attention, et celui-ci était moins menaçant. À mi-chemin entre grognement et soupir, le faible cri venait d’ailleurs, pas bien loin, derrière une porte qui n’était pas totalement fermée mais qui n’incitait pas non plus à entrer dans la pièce.
Il y pénétra malgré tout.
Il poussa le battant et découvrit une petite pièce qui ne ressemblait pas totalement à une cuisine. Mais dans quelle autre pièce pouvait-on trouver ce type de bols, de lumières, de fours et de casseroles ?
À l’intérieur, il faisait trop chaud à cause des feux de cuisson. Zeke eut un mouvement de recul et écouta. Il entendit à nouveau le halètement désespéré. Celui-ci provenait de sous une table à moitié recouverte d’une toile d’emballage qui avait dû servir de sac. Il l’écarta et dit :
— Eh ? Eh, qu’est-ce que vous faites là ? Est-ce que tout va bien ?
Parce qu’Alistair Grabuge Osterude était tapi là, recroquevillé en position fœtale, les pupilles tellement dilatées qu’elles semblaient ne rien voir, ou au contraire, tout voir du monde.
Il bavait et, autour de sa bouche, il avait une série de petites plaies récentes, comme une ligne de brûlures boursouflées. Sa respiration était sifflante. Elle rappelait le son d’une corde de violon raclée lentement sur toute sa longueur.
— Rudy ?
L’homme frappa la main tendue de Zeke, puis retira son bras et s’attrapa le visage. Il murmura un mot qui aurait pu être « non » ou « ne », ou n’importe quelle autre syllabe courte qui exprimait de la résistance.
— Rudy, je vous croyais mort ! Lorsque la tour a explosé, j’ai cru que vous étiez mort en bas.
Il se garda d’ajouter qu’il avait l’air à moitié mort en ce moment même. Il n’arrivait pas à trouver une bonne formulation pour l’exprimer.
Plus il regardait, plus il était certain que Rudy avait été salement amoché, pas suffisamment pour le tuer, peut-être, mais salement quand même. L’arrière de son cou était griffé et couvert de bleus, et son bras droit pendait bizarrement. Son épaule avait tellement saigné que toute sa manche était détrempée et cramoisie. Sa canne était cassée, une longue fissure courait sur un côté. Elle n’avait plus l’air de fonctionner, que ce soit pour s’appuyer dessus ou pour tirer sur quelqu’un. L’homme l’avait abandonnée sur le côté et l’ignorait.
— Rudy ? demanda Zeke en tapotant sur une bouteille que l’homme tenait contre sa poitrine. Qu’est-ce qui se passe ? Rudy ?
D’abord profonde et bruyante, la respiration de l’homme était à présent presque imperceptible. Les grandes pupilles noires qui ne regardaient rien et tout en même temps commencèrent à se rétrécir, jusqu’à n’être plus que deux petits points. Une convulsion secoua l’estomac de Rudy, et remonta le long de son ventre jusqu’à ce que sa gorge gargouille et que sa tête tremble. Un jet de salive s’écrasa sous la table et sur les manches de Zeke.
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