— Et voilà, dit-il en commentant sa propre apparence. Pas plus beau, mais nettement plus léger.
Sans l’assistance du masque mécanique, sa voix était grave, mais parfaitement humaine.
— Jeremiah Swakhammer, à votre service, madame. Bienvenue dans les souterrains !
Rudy avançait en traînant les pieds, d’une démarche de guingois qui était toutefois plus rapide qu’elle n’en avait l’air. Avec la pression puante et écrasante de son masque, Zeke haletait pour suivre le rythme. Il luttait pour inspirer de l’air par les filtres qui s’étaient légèrement bouchés depuis qu’il était entré dans la ville, et sa propre peau l’importunait, tirée, tendue et irritée par le joint impitoyable autour de son visage.
— Attendez, souffla-t-il.
— Non, répondit Rudy. Pas le temps d’attendre.
Il poursuivit sa route. Derrière eux, Zeke était certain d’avoir entendu un nouveau mouvement d’agitation, empreint de colère ou de chagrin. Il entendait la cacophonie des consonnes et des voyelles étrangères, ainsi que les cris, hurlements et discussions orageuses d’autres hommes.
Il savait qu’ils avaient été repérés, ou plutôt, comme il se le répétait, que la violence de Rudy avait été découverte. Mais Zeke n’avait rien fait de mal, n’est-ce pas ? Les règles étaient différentes ici, non ? Tout était pardonnable en temps de guerre, lorsqu’il fallait se défendre…
Mais, dans un coin de son esprit, un petit homme étranger qui portait des lunettes perdait tout son sang, pris par surprise, mort sans autre raison que le simple fait d’avoir vécu.
Les tunnels semblaient plus tortueux et l’obscurité plus oppressante alors qu’il suivait son guide, sur lequel il émettait de plus en plus de réserves. Il se mit même à souhaiter le retour de la princesse, peu importe qui elle était. Peut-être qu’il arriverait à placer une ou deux questions. Peut-être qu’elle ne lui lancerait pas de couteaux. Peut-être qu’elle n’était pas morte.
Il espérait qu’elle était vivante.
Mais il entendait encore, lorsqu’il y repensait, le tonnerre du plafond et des murs qui s’effondraient, remplissant tout l’espace dégagé, et il se demanda si elle avait réussi à s’échapper. Il se rassura en se souvenant qu’elle était vieille, et personne ne pouvait devenir aussi vieux sans être également fort et intelligent. Cela lui donna une drôle d’impression, qu’il ne sut pas vraiment identifier, alors qu’il observait l’homme qui s’enfuyait en claudiquant devant lui.
Rudy se retourna et dit :
— Tu viens, oui ou non ?
— J’arrive.
— Alors, reste à côté de moi. Je ne peux pas te traîner, et je saigne à nouveau. Je ne peux pas tout faire pour nous deux.
— Où allons-nous ? demanda Zeke, haïssant la pointe de supplication qu’il entendait à l’intérieur de son masque.
— En arrière, comme auparavant. En bas, puis en haut.
— On va toujours vers la colline ? Vous me conduisez toujours à Denny Hill ?
— Je t’ai dit que je t’y conduirai, répondit Rudy, alors je t’y conduirai. Mais il n’y a pas de chemin direct entre deux points dans cette ville, et je suis vraiment désolé si le voyage n’est pas aussi calme que tu l’avais espéré. Excuse-moi, merde ! Je n’avais pas prévu de me faire poignarder. Les plans changent, gamin. Il faut parfois prendre des chemins détournés. C’en est un.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment, répondit Rudy. (Il s’arrêta sous une lucarne et indiqua une pile de caisses surmontées d’une échelle en équilibre précaire. À son sommet, contre le plafond, une trappe circulaire était fermée.) Nous montons. Et ça peut mal se passer, je te préviens.
— D’accord, répondit Zeke, même si ce n’était pas d’accord du tout.
Il avait du mal à respirer, un peu plus à chaque pas, parce qu’il n’arrivait pas à reprendre son souffle et qu’il n’y avait pas moyen de se reposer.
— Tu te souviens de ce que je t’ai dit à propos des Pourris ?
— Je me souviens, fit-il avec un signe de tête, même si Rudy lui tournait le dos et ne pouvait donc pas le voir.
— Quelle que soit l’image que tu t’en es faite, poursuivit Rudy, ce n’est rien à côté de la réalité. Maintenant, écoute. (Il fit volte-face et pointa le doigt vers le visage de Zeke.) Ces choses vont vite, plus vite qu’on ne pourrait le penser en les voyant. Elles courent et elles mordent. Et tout ce qui a été mordu doit être coupé, sinon tu meurs. Tu comprends ?
— Pas vraiment, confessa l’adolescent.
— Eh bien, tu as environ une minute et demie pour y réfléchir, parce que nous allons monter avant que les autres yeux bridés nous rattrapent et nous tuent simplement parce que nous sommes là. Voici les règles : tais-toi, ne t’éloigne pas et, si on nous repère, grimpe comme un singe.
— Grimpe ?
— Tu m’as bien entendu. Grimpe. S’ils sont suffisamment motivés, les Pourris peuvent monter à une échelle, mais ce n’est pas facile pour eux et ils ne vont pas vite. Si tu peux atteindre un rebord de fenêtre ou une issue de secours, ou même simplement un morceau de béton en surplomb… fais-le. Monte.
L’estomac de Zeke se mit à gargouiller et se remplit d’un liquide acide.
— Et si nous sommes séparés ?
— Alors nous serons séparés et ce sera chacun pour soi, fiston. Je déteste avoir à dire ça, mais c’est comme ça. S’ils m’attrapent, ne reviens pas me chercher. Et si c’est toi, je ne reviendrai pas non plus. La vie est dure. La mort est facile.
— Mais qu’est-ce qu’on fait si on est simplement séparés ?
— Dans ce cas, répondit Rudy, même règle : monte. Fais du bruit une fois que tu seras sur un toit et, si je peux, je viendrai te chercher. Pour résumer, l’important c’est avant tout de ne pas t’éloigner de moi. Je ne peux pas te protéger si tu te barres comme un idiot.
— Je ne compte pas me barrer comme un idiot, ronchonna Zeke.
— Bien, conclut Rudy.
Au fond du couloir, les sons se faisaient à nouveau entendre, et ils semblaient même se rapprocher. Si Zeke tendait l’oreille, il pouvait repérer une ou deux voix, pleines de rage et prêtes à se venger.
Il avait une nausée terrible, d’une part parce qu’il avait vu un homme mourir, et d’autre part parce qu’il y avait participé, même s’il n’avait fait que regarder sans savoir comment réagir. Plus il y pensait, plus il se sentait coupable ; et il se sentait d’autant plus mal quand il se remémorait la ville au-dessus de lui, remplie de hordes de morts vivants rampants.
Mais il y était plongé jusqu’au cou. Il n’y avait pas moyen de revenir en arrière, du moins pas encore. S’il devait se montrer honnête, il avouerait qu’il ne savait plus du tout où il était et qu’il aurait été incapable de quitter la ville par ses propres moyens s’il l’avait voulu.
Par conséquent, lorsque l’immense trappe se déverrouilla dans un bruit sourd, il suivit l’homme dans une rue aussi sinistre et impitoyable que le tunnel en dessous.
Ezekiel fit exactement ce que Rudy lui avait dit.
Il ne s’éloigna pas et resta silencieux. C’était facile à faire, presque ; le silence ambiant était si impressionnant qu’il était plus facile de le respecter que de l’interrompre. De temps en temps, une paire d’ailes les survolait, brassant l’air avec force, rapidement, au-dessus du Fléau qui remplissait les murs. Zeke se demanda comment ils faisaient, comment ils avaient survécu en respirant l’air empoisonné comme si c’était la plus belle et pure journée de printemps.
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