— Je parle à une princesse ? demanda Zeke à nouveau.
Rudy le fit taire en envoyant dans sa mâchoire quelque chose de ferme et d’osseux, enveloppé dans du tissu. Zeke supposa qu’il s’agissait d’un coude mais, comme il ne pouvait pas voir, il se contenta de deviner. Il sentit le goût du sang dans sa bouche. Il mit ses mains sur son visage et marmonna toutes les injures qu’il connaissait.
— Va-t’en, Angeline, cela ne te regarde pas.
— Je sais ce que tu fais tandis que ce garçon l’ignore. Par conséquent, ça me regarde. Tu peux vendre ton âme si c’est ce que tu souhaites, mais tu n’entraîneras personne d’autre avec toi. Je ne te laisserai pas faire. Et je t’empêcherai en particulier de conduire ce garçon en terrain hostile.
— Ce garçon ? siffla Zeke entre ses doigts. J’ai un nom, madame.
— Je sais, c’est Ezekiel Blue, mais ta mère t’appelle Wilkes. Je t’ai entendu lorsque tu le lui as dit sur le toit.
Rudy s’écria :
— Je veille sur lui !
— Tu l’emmènes…
— Je l’emmène dans un endroit sûr, je ne fais que ce qu’il m’a demandé.
Un autre couteau siffla dans le tunnel, d’une ombre à une autre, et atterrit si près de Rudy que celui-ci laissa échapper un glapissement. Zeke n’entendit pas la lame toucher le mur derrière eux. Un deuxième suivit le premier de près, mais alla s’écraser contre les briques. Avant qu’un troisième ne puisse l’y rejoindre, Rudy tira mais visa en l’air, par accident ou par surprise.
La poutre de soutien la plus proche d’eux explosa, s’effrita, puis s’effondra… entraînant avec elle la terre et le mur en brique.
Le tunnel s’affaissa sur plusieurs mètres des deux côtés, mais Rudy était déjà debout et se servait de sa canne pour avancer rapidement. Zeke s’accrocha au manteau de l’homme et le suivit aveuglément vers un point lumineux devant eux, c’est-à-dire la zone la plus proche où le verre couleur lavande laissait passer la lumière du soleil sous terre.
Ils coururent en trébuchant, tandis que le plafond cédait derrière eux, mettant un demi-arpent de poussière et de terre entre eux et la femme qui avait hurlé dans le tunnel noir comme une tombe.
— Mais nous venons de là, protesta Zeke alors que Rudy le tirait en avant.
— Eh bien, maintenant, on ne peut plus aller dans l’autre sens, alors on va devoir faire demi-tour et redescendre. C’est bon, viens !
— C’était qui ? demanda l’adolescent à bout de souffle. C’était vraiment une princesse ?
Puis, véritablement confus, il reformula sa question :
— Est-ce que c’était vraiment une femme ? On aurait dit un homme. Plus ou moins.
— Elle est vieille, lui répondit Rudy en ralentissant. (Il vérifia par-dessus son épaule et ne vit que des gravats derrière eux.) Elle est aussi vieille que les collines, aussi mauvaise qu’un blaireau et aussi horrible que le péché.
Il marqua une pause sous une nouvelle percée de ciel lavande et s’examina. C’est alors que Zeke vit le sang.
— Elle vous a eu ? demanda-t-il.
C’était une question stupide et il le savait.
— Oui.
— Où est le couteau ? voulut savoir Zeke, fixant l’horrible coupure dans l’épaule du manteau de Rudy.
— Je l’ai enlevé là-bas. (Il chercha dans sa poche et en retira l’arme. Elle était tranchante et luisait de sang.) Il n’y avait pas de raison de le jeter. Je me suis dit que, si elle me le lançait et que je l’attrapais, il était à moi.
Zeke approuva.
— Bien sûr. Vous allez bien ? Et maintenant, où allons-nous ?
— Je survivrai. On va prendre ce tunnel, là-bas, indiqua Rudy. Nous sommes arrivés par celui-ci. La princesse a fait foirer nos plans, mais on y arrivera aussi bien en passant par là. Je voulais juste éviter les Chinois, c’est tout.
Le garçon avait tellement de questions à poser qu’il ne savait pas par où commencer. Il opta donc pour la première qui lui était venue à l’esprit.
— Qui était cette dame ? Est-ce que c’était vraiment une princesse ?
Rudy répondit à contrecœur.
— Ce n’est pas une dame, c’est une simple femme. Mais je crois que c’est une princesse, si on considère que les indigènes ont une quelconque royauté.
— C’est une princesse indienne ?
— C’est autant une princesse indienne que je suis un lieutenant décoré et respecté. En d’autres termes, elle peut toujours le prétendre si elle veut, mais, au bout du compte, elle ne l’est pas.
Il se tâta l’épaule et grimaça, plus de colère que de douleur, pensa Zeke.
— Vous êtes lieutenant ? Dans quelle armée ? demanda-t-il.
— Devine.
Au passage éclairé suivant, il observa les vêtements de Rudy et nota à nouveau les restes bleu foncé d’un uniforme.
— L’Union, j’imagine, à cause du bleu et tout ça. Et puis, vous n’avez pas l’accent des hommes du Sud que j’ai rencontrés, de toute façon.
— Eh bien, voilà, répondit l’homme nonchalamment.
— Mais vous ne combattez plus avec eux ?
— Non. Je pense que j’ai donné suffisamment de ma personne avant qu’ils m’éjectent. Pourquoi crois-tu que je boite ? Pourquoi penses-tu que je marche avec une canne ?
Zeke haussa les épaules et répondit :
— Parce que vous ne voulez pas qu’on pense que vous êtes armé, mais vous voulez pouvoir tirer sur les gens quand même.
— Très drôle, rétorqua l’homme. (Il y avait en effet, dans sa voix, l’ombre d’un sourire. Puis, après une pause laissant à Zeke le temps nécessaire pour réagir s’il l’avait voulu, il poursuivit.) J’ai reçu des éclats d’obus dans les fesses à Manassas. Ça m’a bousillé la hanche. Ils m’ont laissé partir et je n’y suis jamais retourné.
Mais Zeke se souvenait des mots employés par Angeline, alors il insista.
— Pourquoi cette dame vous a-t-elle qualifié de déserteur ? Est-ce que vous avez vraiment déserté ?
— Cette femme est une putain de menteuse, et une tueuse aussi. Elle est complètement folle et se querelle depuis longtemps avec un homme pour lequel je travaille parfois. Elle veut le tuer, mais comme elle n’y arrive pas, ça la rend dingue. Du coup, elle se passe les nerfs sur nous autres.
Il se dirigea vers un recoin du mur, en sortit une bougie et frotta une allumette, puis expliqua :
— Il n’y a pas de lucarne dans ce tunnel. On n’a pas besoin de beaucoup de lumière, mais il nous en faut quand même un peu.
— C’était comment ? demanda Zeke, s’éloignant du sujet principal pour rester sur un thème qui l’intéressait. Je veux dire, la guerre, c’était comment ?
— C’était la guerre, imbécile, grommela Rudy. Tous les gens que j’aimais se sont fait tuer et la plupart de ceux que j’aurais bien voulu voir à terre sont repartis avec des médailles sur la poitrine. Ce n’était pas juste et sûrement pas amusant. Et Dieu sait qu’elle dure depuis trop longtemps.
— Tout le monde dit que ça ne continuera pas, affirma Zeke, qui se contentait en fait de répéter des paroles qu’il avait entendues ailleurs. L’Angleterre parle de retirer ses troupes du Sud. Ils auraient pu rompre le blocus il y a longtemps, mais…
— Mais ils perdent du terrain, lentement, approuva Rudy. Le Nord les étouffe peu à peu et rend les choses plus difficiles pour tout le monde. On peut faire toutes les suppositions que l’on veut, mais tu connais le dicton : « Avec des si, on mettrait Seattle en bouteille. »
Zeke eut l’air perplexe.
— Je n’ai jamais entendu cette expression avant et je ne suis pas sûr de la comprendre.
— Ça veut dire que, si tu craches dans une de tes mains et que tu fais un vœu dans l’autre, tout le monde sait quelle main sera pleine en premier.
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