— En bas, dit-elle dans le masque. C’est bon, je descends.
Et elle trébucha à moitié en dévalant les vieilles marches tordues et grinçantes.
Zeke suivit Rudy et sa faible et unique bougie sous le vieil hôtel qui jouxtait la boulangerie. Une fois au sous-sol, ils empruntèrent un autre tunnel renforcé à l’aide de tuyaux et de briques. Ils descendaient ; Zeke pouvait sentir la pente à chaque pas. Cela sembla durer des heures. Il se sentit finalement obligé de demander :
— Je pensais que nous devions monter sur la colline.
— On va y arriver, lui répondit Rudy. Mais, comme je l’ai dit, parfois il faut descendre pour monter.
— Mais je croyais que là où ils vivaient, il y avait principalement des maisons. Ma mère a dit que c’était un quartier résidentiel et elle m’a parlé de quelques-uns de leurs voisins. Nous n’arrêtons pas de passer sous ces grands bâtiments, ces hôtels et toutes ces choses, se plaignit-il.
— Ce n’est pas un hôtel que l’on vient de traverser, corrigea Rudy. C’est une église.
— Difficile à dire du dessous, rétorqua Zeke. Et quand est-ce qu’on pourra enlever ces masques ? Je croyais qu’il était censé y avoir de l’air respirable quelque part ici. C’est ce que m’a dit mon copain Rector.
Rudy le coupa :
— Chut ! Tu as entendu ?
— Entendu quoi ?
Ils se tenaient parfaitement immobiles, sous la rue, entre les murs humides et recouverts de moisissure et de saletés d’un tunnel. Au-dessus d’eux, une lucarne de verre laissait passer suffisamment de lumière pour pouvoir voir dans le couloir, et Zeke conclut avec surprise que la matinée devait être entamée. Il y avait ce type d’ouvertures un peu partout dans les chambres souterraines mais, entre deux, il y avait des endroits où l’obscurité enveloppait tout, créant des recoins où les tunnels étaient noirs comme de l’encre. Rudy et Zeke se déplaçaient dans ces zones sombres, comme si elles étaient des endroits sûrs où personne ne pouvait les voir et rien ne pouvait les atteindre.
De temps en temps, quelques gouttes d’eau résonnaient en s’écrasant au sol. Au-dessus, il y avait parfois le bruit de quelque chose qui bougeait au loin, hors de portée. Mais Zeke n’entendit rien à proximité.
— Qu’est-ce que je suis censé entendre ? demanda-t-il.
Rudy plissa les yeux derrière ses lunettes :
— Pendant une seconde, j’ai cru qu’on était suivis. On pourra enlever nos masques bientôt. On avance…
— Le long de la colline, oui, vous l’avez dit.
— Ce que j’allais dire , grogna Rudy, c’est que l’on avance vers une partie de la ville relativement agitée. On devra la traverser et ensuite on atteindra les quartiers isolés. Là, tu pourras l’enlever.
— Alors il y a des gens qui vivent là-bas, sur la colline ?
— Oui, bien sûr, oui, répondit l’homme, mais sa voix s’affaiblit car il écoutait à nouveau autre chose.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Ce sont des Pourris ? demanda Zeke en se mettant à farfouiller dans son sac.
Rudy secoua la tête et dit :
— Je ne crois pas, mais quelque chose cloche.
— Quelqu’un nous suit ?
— Tais-toi ! répondit-il sèchement. Quelque chose cloche.
Zeke fut le premier à la voir, la silhouette qui s’éloignait posément de la zone d’ombre la plus proche où rien ne pouvait les voir ni les atteindre. Elle ne semblait pas vraiment bouger, mais plutôt prendre forme en quelque chose qui faisait environ la même taille que lui, avec des vêtements dont un bouton renvoya un reflet de la lumière blanche provenant de la lucarne au-dessus. La forme se précisa des pieds à la tête. Il détecta la courbe des bottes et les plis ratatinés d’un pantalon avachi, ainsi que des genoux fléchis qui semblaient vouloir se redresser. Les revers d’une veste, les coutures d’une chemise et, pour finir, un profil aussi discordant que distinct.
Zeke retint son souffle, ce qui fut suffisant pour prévenir Rudy et que celui-ci pivote sur sa jambe valide.
Le garçon trouva étrange la façon dont son guide souleva à nouveau sa canne comme une arme, mais Rudy visa la silhouette qui se trouvait contre le mur et pressa un mécanisme dans la poignée. La détonation qui suivit était aussi forte, violente et efficace que n’importe quel coup de fusil que Zeke avait entendu jusque-là – même si, il devait l’admettre, il n’en avait pas entendu beaucoup.
L’explosion fit trembler le couloir et la forme s’esquiva.
— Merde, j’ai tiré trop vite ! jura-t-il.
Rudy actionna un levier sur sa canne avec son pouce, puis réarma, cherchant dans l’obscurité l’intrus qui s’était esquivé. Zeke fit de son mieux pour se cacher derrière l’homme alors que celui-ci visait ici et là, devant lui et sur les côtés.
L’adolescent avait le souffle coupé et avait été rendu à moitié sourd par la détonation de l’arme.
— Je l’ai vu, beugla-t-il. Il était juste là ! C’était un Pourri ?
— Non, et tais-toi ! Les Pourris ne…
Il fut coupé par un sifflement et le son de quelque chose de dur et métallique se plantant soudainement dans les briques détrempées. Puis Zeke la vit, près de la tête de Rudy : une petite lame avec une poignée enveloppée de cuir, passée si près que, une ou deux secondes plus tard, l’oreille de l’homme se mit à saigner lentement.
— Angeline, c’est toi, hein ? aboya-t-il avant de poursuivre, plus bas. Je te vois mieux maintenant, et si tu bouges, je t’aère l’intérieur. Je le jure devant Dieu. Sors maintenant, que je puisse te voir.
— Est-ce que tu penses vraiment que je suis une idiote ?
L’intruse avait une voix étrange et un accent bizarre, et Zeke ne reconnut ni l’un ni l’autre.
Rudy répondit :
— Une idiote qui vivrait bien une heure de plus. Et pas la peine de me prendre de haut, Princesse. Il ne fallait pas porter les boutons de ton frère si tu voulais te battre dans le noir. Je vois la lumière qui s’y reflète, lui dit-il.
Il n’avait pas fini sa phrase que la veste scintilla et s’abattit au sol.
— Garce ! s’écria Rudy en faisant de grands gestes devant lui avec sa canne.
Il saisit Zeke et le tira en arrière, dans la zone la plus proche où ne passait aucune lumière du dehors. Ils s’accroupirent ensemble et tendirent l’oreille afin de détecter tout pas ou mouvement, mais ils n’entendirent rien jusqu’à ce que l’autre personne demande :
— Où emmènes-tu ce garçon, Rudy ? Qu’est-ce que tu vas faire de lui ?
Il sembla à Zeke que la femme était enrouée ou qu’elle avait eu une blessure à la gorge. Sa voix était rude et âpre, comme si ses amygdales avaient été passées au goudron.
— Ça ne te regarde pas, Princesse, répondit l’homme.
L’adolescent s’efforça de garder sa question pour lui, mais ne put s’empêcher de demander à voix haute :
— Princesse ?
— Fiston ? l’appela la femme. Fiston, si tu as un rien de jugeote, laisse tomber ce déserteur, il ne t’emmènera dans aucun lieu intéressant ou sûr.
— Il me conduit à la maison, déclara Zeke dans le noir.
— Il te conduit à la mort, ou pire. Il t’emmène voir son chef en espérant t’échanger contre quelques faveurs. Et, à moins que tu vives sous la vieille gare, qui n’a jamais servi, alors tu n’es pas près d’arriver chez toi, c’est certain.
— Angeline, si tu dis un mot de plus, je te tue, menaça Rudy.
— Essaie, lança-t-elle. Nous savons tous les deux que ce vieux bâton ne tire pas plus de deux coups. Alors, vas-y. J’ai assez de lames pour te transformer en passoire, même s’il ne m’en faudra pas tant que ça pour t’arrêter définitivement.
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