La transition de la lumière sinistre et insipide du jour vers l’obscurité la plus totale fut brusque.
Elle s’efforça de tendre bras et jambes pour ralentir sa chute, mais elle comprit rapidement qu’elle devait se servir d’une main pour maintenir son masque pendant la descente, sans quoi celui-ci risquait d’être arraché par la formidable force du dangereux toboggan. Cela lui laissait donc deux jambes et un bras pour s’équilibrer. Trois étant moins pratique que quatre, Briar dégringola et culbuta, parfois la tête la première, d’autres fois les genoux ou les pieds en avant, le long du tube jaune et de ses cerceaux en bois.
Elle ne pouvait rien voir, et tout ce qu’elle touchait était dur, moite, et disparaissait à toute vitesse. Alors qu’elle chutait, un nouveau son devint de plus en plus distinct et fort. Il était difficile à isoler du fracas qui accompagnait sa descente, mais il était là, sorte de souffle en va et vient, comme si un immense monstre respirait au fond du trou, l’attendant la gueule béante.
Elle sentait qu’elle approchait du fond, sans pouvoir s’expliquer comment. Quoi qu’il en soit, elle effectua une dernière poussée désespérée pour ralentir la chute désordonnée de son corps : tête en haut, pieds en bas, bras droit allongé, jambes tendues.
Elle réussit enfin à s’arrêter lorsque ses bottes se posèrent sur un cerceau plus large et plus épais que ceux qu’elle avait frôlés tout au long de sa chute. Le tuyau aspira violemment ses vêtements, puis souffla dans l’autre sens, comme pris d’une longue toux. Briar remercia le Ciel de ne pas porter une jupe.
Au bout de dix secondes, le sens du souffle s’inversa et le tuyau se remit à aspirer.
Elle ne distinguait rien dans le trou noir comme de l’encre qui se trouvait sous ses pieds mais, entre les énormes inspirations du tube, elle entendait une machine gronder et d’imposantes pièces métalliques cliqueter les unes contre les autres.
L’air allait et venait en émettant des gémissements stridents, inspirant et expirant les cheveux de Briar, son manteau et sa sacoche. Son chapeau se soulevait comme un ballon, retenu par les sangles qui passaient sous son menton, par-dessus le masque.
Elle ne pouvait pas rester là éternellement, mais elle n’avait aucune idée de l’endroit où allait l’emmener une nouvelle chute. Une série de bruits métalliques qui rappelaient le jeu et le roulement d’immenses engrenages résonnait en même temps que la soufflerie : proche, mais pas assez pour être dangereux, lui sembla-t-il. Au point où elle en était, tous les dangers étaient relatifs.
Elle attendit une nouvelle aspiration pour écarter un pied du bord et plaquer son dos contre la toile. Elle tâtonna du pied, examinant l’obscurité par le toucher. Ne trouvant rien, elle se baissa un peu plus. Elle se servit de ses bras pour contrebalancer son poids, même lorsque la soufflerie du conduit essaya de la soulever et de la rejeter.
Elle se laissa glisser de quelques dizaines de centimètres supplémentaires, jusqu’à se retrouver suspendue la poitrine et les épaules au niveau du dernier cerceau robuste. La pointe de ses orteils ne reposait plus sur rien. À présent, elle ne pouvait plus atteindre le cerceau que du bout des doigts, alors elle dégagea ses bras et se laissa à nouveau légèrement glisser.
Voilà.
Ses pieds frottèrent contre quelque chose de mou. Le mouvement qu’elle exécutait en tâtonnant poussa l’objet sur le côté, mais elle toucha de nouveau quelque chose de petit et de flasque. Et ce qu’elle caressait du bout des bottes reposait sur quelque chose de ferme. Cette découverte fut suffisante pour qu’elle relâche sa prise et libère ainsi ses mains fatiguées.
La chute fut brève et Briar atterrit à quatre pattes.
Sous ses mains et ses genoux, des choses s’aplatirent en produisant une centaine de craquements étouffés et, lorsque le tube à air souffla de nouveau, elle sentit de petits débris légers qui voletaient dans ses cheveux. C’était des oiseaux. Morts. Certains sûrement depuis longtemps, ou du moins en arriva-t-elle à cette conclusion en sentant les becs cassants et les ailes démembrées et pourries qui battaient en suivant le mouvement de l’air. Elle était heureuse de ne rien pouvoir voir.
Briar se demanda pourquoi ils n’étaient pas expulsés hors du tube à chaque expiration. Mais en tâtant et en ressentant le mouvement de l’air, elle se dit que le coin où ils s’étaient amassés était peut-être hors de portée de la puissance de souffle du tube. Cela se confirma lorsqu’elle tenta de se relever et qu’elle se cogna la tête contre une saillie.
Elle avait atterri dans un coin protégé où pouvaient s’accumuler les détritus. Elle tendit les bras devant elle en restant accroupie de façon à ne pas se cogner une nouvelle fois et se mit à chercher les limites de la pièce.
Ses doigts butèrent contre un mur qui s’enfonça légèrement sous la pression, et elle réalisa alors qu’il n’était ni en brique ni en pierre. Il était plus épais que de la toile, davantage comme du cuir. Peut-être avait-il été fabriqué à partir de plusieurs couches collées ensemble ; elle ne pouvait cependant pas en être sûre. Mais elle s’appuya contre le mur et poursuivit son examen de haut en bas, à la recherche d’une ouverture ou d’un loquet.
Ne trouvant rien de la sorte, elle colla sa tête contre la paroi et fut presque certaine d’entendre des voix. Le mur était trop épais ou le son trop distant pour qu’elle arrive à reconnaître une langue ou des mots distincts, mais elle ne s’était pas trompée.
Elle se dit que c’était bon signe, que oui, il y avait des gens à l’intérieur de la ville et qu’ils y vivaient sans problème. Alors pourquoi Zeke n’y arriverait-il pas lui aussi ?
Mais elle ne put se résoudre à taper ou à crier pour le moment. Alors, elle resta où elle était, sur le sol jonché de cadavres de choses ailées, mortes depuis longtemps, et elle essaya d’en apprendre davantage sur ce qui pouvait l’attendre de l’autre côté. Elle ne pouvait pas rester là éternellement, dans ce cimetière recouvert de plumes. Il lui était impossible de faire comme si tout allait bien. Elle devait agir.
Il fallait au moins qu’elle sorte de l’obscurité.
Elle serra les poings et frappa contre la paroi légèrement flexible.
— Il y a quelqu’un ? cria-t-elle. Est-ce que quelqu’un m’entend ? Il y a quelqu’un ? Je suis coincée à l’intérieur de cette… chose. Comment en sort-on ?
Peu de temps après, le dispositif grinçant de la machine qui inspirait et expirait se mit à ralentir, puis s’arrêta, et Briar distingua mieux les voix. Quelqu’un l’avait entendue et des gens discutaient fébrilement de l’autre côté du mur, mais elle n’arrivait pas à savoir s’ils étaient énervés ou ravis, surpris ou effrayés.
Elle tambourina contre la paroi et continua son appel insistant jusqu’à ce qu’un rai de lumière apparaisse derrière elle. Elle fit demitour, écrasant une petite carcasse sous ses pieds, et leva la main devant son masque. Le mince rayon blanc lui brûla les yeux, comme si elle faisait face au soleil.
Le contour d’une tête presque chauve se dessina à contre-jour.
La voix d’un homme prononça quelque chose à toute vitesse, de façon incompréhensible. Il faisait un geste de la main à Briar, l’invitant à sortir rapidement. À s’échapper de ce trou où s’empilaient les oiseaux morts.
Elle s’avança vers lui en titubant, les bras tendus.
— Aidez-moi, dit-elle doucement. Merci, oui. Sortez-moi de là.
Il lui prit la main et la tira dans une pièce remplie de feux soigneusement contrôlés. Elle cligna des yeux et fit la grimace face à la soudaine luminosité des charbons ardents et au mélange de fumée et de vapeur. Elle tourna la tête de gauche à droite, essayant de voir tous les angles que le masque lui cachait.
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