— Non.
— Je vous demanderais d’en être absolument sûre avant de vous allonger là-bas.
Elle le coupa avant qu’il puisse en rajouter.
— Je ne suis pas malade. En plus, je veux rester ici, je veux voir.
— Mettez-vous à l’aise, répondit-il.
Il s’empara d’une lourde caisse et la traîna pour la placer contre la cloison la plus proche.
— Nous allons mettre à peu près une heure pour arriver jusqu’au mur, puis il faudra compter une demi-heure supplémentaire avant de pouvoir vous larguer. Je vais essayer de vous trouver un lieu… enfin, il n’y a pas d’endroit sûr, là-bas, mais…
Rodimer se redressa et tourna vivement la tête vers Briar.
— Vous allez à l’intérieur ? demanda-t-il, sur un ton délibérément trop mélodieux pour un homme de cette taille et de cette corpulence. Bon Dieu, Cly, tu vas abandonner la dame de l’autre côté du mur ?
— La dame s’est montrée très persuasive.
Il la regarda du coin de l’œil.
— Mademoiselle Wilkes, répéta lentement Rodimer, comme si le nom n’avait pas eu de signification pour lui lorsqu’il l’avait entendu la première fois, mais en prenait soudainement une. Mademoiselle Wilkes, la ville emmurée n’est pas un endroit pour…
— Pour une femme, oui, on me l’a déjà dit. Vous n’êtes pas le premier, mais j’apprécierais que vous n’abordiez plus le sujet. Je dois aller à l’intérieur, j’irai, et le capitaine Cly est assez gentil pour accepter de m’aider.
Rodimer pinça les lèvres, secoua la tête et se concentra sur la console qui se trouvait devant lui.
— Comme vous voulez, madame, mais c’est vraiment dommage, si vous me permettez ce commentaire.
— Dites-le si vous voulez, répondit-elle, mais ne m’enterrez pas trop tôt. Je serai sortie mardi prochain.
Cly ajouta :
— Hainey a proposé de la récupérer lors de sa prochaine expédition. Si elle arrive à tenir jusque-là, elle sera entre de bonnes mains.
— Ça ne me plaît pas, grommela Rodimer. Ça ne se fait pas de laisser une dame dans cette ville.
— Peut-être pas, en effet, marmonna Cly en prenant place à son poste, mais, quand Fang sera revenu, nous décollerons et elle ne fera pas le trajet de retour avec nous, à moins de changer d’avis. Tire le monte-charge avant, d’accord ?
— Oui, chef.
Le second se pencha et tira d’un coup sec sur l’un des leviers. Quelque part au-dessus de leurs têtes, quelque chose de lourd se dégagea et s’enclencha ailleurs. Le bruit métallique de cette opération résonna dans la cabine. Le capitaine attrapa un loquet et ramena une barre de dérive vers sa poitrine.
— Mademoiselle Wilkes, il y a un filet à marchandises fixé au mur derrière vous. Vous pouvez vous y accrocher si besoin. Passez-y le bras ou faites comme bon vous semble. Essayez de trouver une position stable.
— Ça va secouer ?
— Non, pas trop, je ne crois pas. Le temps est assez calme, mais il y a des courants d’air autour des murs. Ils sont suffisamment en hauteur pour que le vent des montagnes vienne s’en mêler. De temps en temps, nous avons une petite surprise.
Fang apparut dans la cabine avec le même silence inquiétant qu’auparavant. Cette fois, Briar ne broncha pas et le Chinois muet ne lui prêta pas particulièrement attention.
Une légère inclinaison du plancher signala que le dirigeable se mettait en mouvement. Des branches raclèrent la coque dans un bruit strident alors que le Naamah Chérie prenait son envol. Au départ, il se souleva lentement, comme mû par sa propre volonté, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à la vapeur ou de donner une poussée. Il était simplement emporté par l’hydrogène qui se trouvait dans les réservoirs gonflés au-dessus de leurs têtes. Le ballon ne remua pas vraiment. Briar eut seulement la sensation de prendre de l’altitude, jusqu’à ce que le dirigeable dépasse la cime des arbres et se mette à flotter au-dessus, dérivant plus haut, doucement et sans accélération.
L’ensemble de l’opération se déroula plus silencieusement que Briar ne s’y attendait. En dehors du craquement des cordages, de l’étirement des jointures en métal et du glissement des caisses vides à l’étage d’en dessous, il n’y eut pas beaucoup de bruit.
Mais alors Cly tira entre ses genoux un levier de commande qui se terminait par une sorte de volant et bascula trois interrupteurs qui se trouvaient sur le côté. À ce moment-là, la cabine se remplit du sifflement impétueux de la vapeur passant des chaudières aux tuyaux, puis déferlant dans les propulseurs qui allaient permettre de diriger le ballon entre les nuages. En même temps que le bruit, il y eut une légère embardée qui fit remonter l’embarcation vers l’est, et le Naamah Chérie émit une nouvelle fois un concert de grondements, de crissements et de gémissements alors qu’il se soulevait dans le ciel.
Une fois à la bonne altitude, le ballon se déplaça en douceur vers l’avant, régulièrement poussé par les propulseurs à vapeur. Briar se leva de son siège au bord de la cabine et alla se poster derrière le capitaine pour pouvoir regarder le monde qui s’étendait à l’extérieur et sous ses pieds.
À cette hauteur, ils pouvaient toujours distinguer les bateaux et ferrys qui voguaient lentement sur l’océan et, lorsqu’ils franchirent la frontière entre l’eau et la terre, Briar se rendit compte qu’elle était capable de reconnaître les quartiers et même les rues. Le complexe de l’usine de traitement des eaux se déployait de façon irrégulière le long du rivage. Les collines basses et les crêtes pentues étaient parsemées de maisons. Ici et là, de grands chevaux tiraient les charrettes d’eau d’un secteur à un autre et effectuaient les livraisons hebdomadaires.
Elle chercha sans succès sa propre maison.
En un rien de temps, le mur de Seattle se dressa devant eux, menaçant, incurvé, nu et gris au-dessus des quartiers des Faubourgs. Le Naamah Chérie s’en rapprocha, puis le dépassa et entreprit d’en faire le tour.
Briar fut sur le point de poser une question, mais Cly anticipa :
— À cette époque de l’année, les transports réguliers ne s’approchent pas autant de la ville. Tout le monde emprunte le col nord qui la contourne, par les montagnes. Si nous faisons mine de plonger là, ça se remarquera.
— Et alors ? demanda-t-elle.
— Quoi alors ?
— Si on vous remarque, je veux dire, qu’est-ce qui peut se passer ?
Fang, Cly et Rodimer échangèrent des regards lourds de sens.
Elle répondit à leur place :
— Vous n’êtes pas sûrs, mais vous préférez ne pas le savoir.
— C’est plus ou moins ça, lança Cly par-dessus son épaule. Le ciel n’est pas encore réglementé comme les routes. Cela viendra, j’en suis sûr ; mais pour le moment, la seule force qui fait la loi dans les airs est occupée par la guerre à l’est. J’ai déjà vu quelques aéronefs officiels, de temps en temps, mais j’ai plutôt eu l’impression qu’il s’agissait de vaisseaux de guerre déserteurs. Je ne pense pas qu’ils étaient de sortie pour contrôler qui que ce soit, où que ce soit. Nous avons bien plus à craindre de la part d’autres pirates de l’air, si vous voulez tout savoir.
— Des vaisseaux de guerre déserteurs ? Comme celui de Croggon Hainey ? demanda-t-elle.
— Exactement, oui. Je ne suis pas sûr qu’il ait fait le bon choix en volant un jouet au camp des perdants, mais…
— Ils n’ont pas encore perdu, coupa Rodimer.
— Ça fait dix ans qu’ils perdent. À ce point, ce serait mieux pour tout le monde qu’ils trouvent un bon accord avant de se rendre.
Rodimer enfonça une pédale avec son pied et bascula un commutateur d’un revers de la main.
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