— À quelle hauteur sommes-nous ?
— Quelques étages. On va d’abord monter avant de redescendre. J’espère que tu n’as rien contre l’altitude.
— Non, monsieur, répondit Zeke. Grimper ne me fait pas peur.
— Tant mieux, parce que tu vas en avoir pour ton argent.
Ils traversèrent furtivement la passerelle pour atteindre une fenêtre de l’immeuble voisin. Les planches semblaient s’y arrêter net, mais Rudy poussa un levier et une ouverture se fit pour les laisser passer. Ils entrèrent alors dans une obscurité profonde et humide, tout à fait comparable à l’atmosphère de la boulangerie lorsque Zeke était arrivé à l’intérieur de la ville.
— Où sommes-nous ? murmura-t-il.
Rudy frotta une allumette et alluma une bougie.
— Tu veux mon avis ? En enfer.
Lorsque Andan Cly avait dit « maintenant », il aurait fallu comprendre « lorsque le reste de l’équipage sera revenu ». Mais il avait assuré à Briar qu’il ne faudrait pas compter plus d’une heure et que, de toute façon, si elle trouvait une meilleure offre, elle ne devait pas hésiter à l’accepter. Il l’invita à monter dans la cabine et à s’y mettre à l’aise, en précisant toutefois qu’il apprécierait qu’elle ne touche à rien.
Cly resta à l’extérieur pour vérifier les jauges et tripoter les boutons.
Briar grimpa par l’échelle en corde, passa à travers la trappe et arriva à un compartiment qui était étonnamment spacieux, ou peut-être qu’il en avait simplement l’air parce qu’il était presque vide. D’immenses sacs flasques pendaient du plafond depuis des rails qui s’abaissaient et s’ajustaient à l’aide de poulies ; et sur les bords, à l’avant comme à l’arrière, étaient disposés des tonneaux et des caisses empilés jusqu’au plafond. Mais au centre, le sol était dégagé et des lampes-tempête étaient suspendues à des charnières, comme des lanternes de bateau, tout en haut des cloisons, là où elles ne risquaient pas d’être ébranlées ou renversées. À l’intérieur, Briar distingua de petites ampoules traversées par de gros filaments jaunes incandescents à la place des flammes. Elle se demanda où Cly se les était procurées.
Tout à droite, après l’échelle, il y avait quelques marches en bois contre le mur. Briar les gravit également. Une fois au sommet, elle se retrouva dans une salle remplie de tuyaux, de boutons et de leviers. Les trois quarts des murs étaient en fait constitués d’un verre épais, opaque à certains endroits car il avait été éraflé, abîmé et martelé depuis l’extérieur. Mais il ne présentait pas de fissure et, lorsqu’elle le tapota avec son ongle, il émit un bruit sourd plutôt qu’un tintement.
Le poste de commande principal comportait des leviers plus longs que son avant-bras ainsi que des voyants lumineux qui clignotaient sur la console du capitaine. Des pédales sortaient du sol et des poignées descendaient de panneaux installés en hauteur.
Pour des raisons qu’elle était incapable d’expliquer, Briar eut soudain la certitude angoissante qu’elle était observée. Elle se tint immobile et regarda loin devant elle par la vitre. Derrière elle, il n’y avait aucun bruit, pas même une respiration ou le bruit d’un pas. Les escaliers en bois n’avaient pas craqué. Pourtant, elle restait convaincue qu’elle n’était pas seule.
— Fang ! appela Cly de l’extérieur.
Briar sursauta en entendant le cri, et se retourna.
Un homme se tenait là, si près qu’il aurait pu la toucher s’il l’avait voulu.
— Il y a une femme là-dedans. Essaie de ne pas lui coller la peur de sa vie !
Fang était un petit homme, à peu près de la même taille que Briar. Plus fluet qu’elle, il ne paraissait toutefois ni fragile ni faible. Sa chevelure noire était si sombre qu’elle arborait des reflets bleus. Il l’avait rasée sur une bonne partie du crâne à partir du front et avait réuni le reste de ses cheveux en une queue-de-cheval placée haut sur sa tête.
— Bonjour, dit-elle.
Il n’eut aucune réaction, à l’exception d’un léger clignement de ses yeux bridés couloir noisette.
Cly passa sa grosse tête par la trappe.
— Désolé, lança-t-il à Briar, j’aurais dû vous prévenir. Fang n’est pas méchant, mais c’est le plus silencieux salopard qu’il m’ait été donné de rencontrer.
— Est-ce qu’il… commença-t-elle, mais elle s’interrompit par peur d’être impolie et s’adressa à l’homme qui portait un pantalon ample et une veste chinoise.
— Vous parlez anglais ?
Le capitaine répondit à sa place.
— Il ne parle rien du tout. Quelqu’un lui a coupé la langue, je ne sais pas qui ni pourquoi. Cela ne l’empêche pas de comprendre beaucoup de choses. L’anglais, le français, le chinois, le portugais et Dieu sait quoi d’autre.
Fang s’éloigna de Briar et posa une sacoche en tissu sur un siège à gauche. Il en retira une casquette d’aviateur qu’il plaça sur sa tête. Un large trou y avait été découpé pour lui permettre de glisser sa queue-de-cheval.
— Ne vous préoccupez pas de lui, insista Cly. C’est un bon gars.
— Vous savez ce que veut dire Fang en anglais ? demanda Briar.
Cly grimpa les marches en s’accroupissant. Il était trop grand pour se redresser de toute sa hauteur dans sa propre cabine.
— Tout ce que je sais, c’est que c’est bien son nom. À Chinatown, en Californie, une vieille femme m’a dit que cela voulait dire honnête et droit, et qu’il n’y avait aucun rapport avec la signification en anglais. Je suis bien obligé de la croire.
— Hors de mon chemin ! ordonna une autre voix.
— Tu as la place de passer, répondit Cly sans regarder.
Un autre homme, souriant et légèrement enrobé, surgit de la trappe. Il portait un chapeau en fourrure noire avec des rabats qui lui couvraient les oreilles et un manteau en cuir marron fermé par des boutons en laiton dépareillés.
— Rodimer, voici mademoiselle Wilkes. Mademoiselle Wilkes, je vous présente Rodimer. Ignorez-le.
— M’ignorer ? répondit l’homme en feignant d’être vexé, faute d’arriver à faire comme s’il ne s’intéressait pas à elle. Croyez-moi, je serais prêt à prier pour que ça ne soit pas le cas !
Il se saisit d’une des mains de Briar et y déposa un baiser sec et élaboré.
— Ne vous inquiétez pas, le rassura-t-elle, en récupérant sa main. Est-ce que tout le monde est là ? demanda-t-elle à Cly.
— Oui, tout le monde est là. Si je transportais quelqu’un d’autre, il n’y aurait plus assez de place pour la marchandise. Fang, va vérifier les cordages ! Rodimer, les chaudières sont à la bonne température et prêtes au décollage.
— Tu as vérifié le niveau d’hydrogène ?
— J’ai fait le plein à Bradenton. Ça devrait être bon pour quelques voyages.
— La fuite a été colmatée ?
— Oui, elle l’est, acquiesça Cly.
Puis, s’adressant à Briar :
— Vous , vous avez déjà volé ?
Elle reconnut que non.
— Mais ça va aller, lui dit-elle.
— Il vaut mieux. Si vous vomissez, vous nettoyez. C’est d’accord ?
— C’est d’accord. Est-ce que je dois m’asseoir quelque part ?
Il passa en revue l’étroite cabine et, ne voyant rien qui semblait confortable, lui lança :
— En général, nous ne prenons pas de passager. Désolé, mais il n’y a pas de première classe dans ce coucou. Attrapez une caisse et accrochez-vous si vous voulez voir dehors. Sinon (il secoua son immense bras en indiquant une petite porte ronde à l’arrière du dirigeable) il y a des couchettes. De simples hamacs. Aucun n’est prévu pour une femme, mais vous pouvez vous installer là-bas. Est-ce que vous êtes malade quand vous voyagez ?
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