Rayonnant, Feric rengaina la Grande Massue et salua à son tour. Incroyablement, les chants redoublèrent de volume et de ferveur, et le salut fut répété partout avec frénésie. La joie transporta l’âme de Feric à des hauteurs insoupçonnées de gloire raciale. Plus de dix mille Helders étaient devenus fanatiquement loyaux au Parti. Tout comme la torche avait mis le feu au grand svastika de bois qui brûlait encore derrière lui, ses paroles et sa volonté avaient enflammé le svastika dans les âmes de ces bons Helders. Et, tel le svastika de flammes embrasant la nuit de ses langues de feu orange, le svastika des âmes helders embraserait les ténèbres de l’esprit et formerait le blason du Nouvel Âge.
Les Fils du Svastika occupaient le quatrième étage d’un immeuble, qui en comptait dix, les autres se trouvant loués à des médecins, des commerçants, des artisans divers. Exécutant l’ordre de Feric, Haulman avait choisi une formule permettant au Parti d’être le locataire le plus important de l’immeuble ; en fait, il avait même été plus loin que Feric, et avait loué l’appartement à un copain qui était de loin son débiteur. En conséquence, et bien que le Parti n’occupât qu’un étage sur dix, Feric avait eu la possibilité d’imposer la nouvelle décoration de la façade entière.
Les six étages supérieurs de pierre noire avaient été peints en rouge, fond gigantesque sur lequel se détachait un svastika noir dans un cercle blanc, métamorphosant la partie supérieure de l’immeuble en un énorme drapeau du Parti. Immédiatement en dessous, une grande plaque de bronze proclamait fièrement : Quartier général national des Fils du Svastika. Deux grands drapeaux du Parti surplombaient la rue. Bref, Feric était parvenu à donner à la façade de ce bâtiment banal le reflet de son style et de ses projets.
Le quartier général du Parti n’étant à proprement parler rien d’autre qu’un drapeau rouge géant agité à la face de la vermine universaliste, des mesures de sécurité appropriées avaient été prises. Un escadron de Chevaliers en uniforme, armés de pistolets et de massues, stationnait sur le trottoir, gardant l’entrée principale vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quatre gardes surveillaient en permanence la porte elle-même. Sur le toit de l’immeuble, quatre mitrailleuses constamment en batterie couvraient tout l’horizon. Nuit et jour, des patrouilles de six Chevaliers en armes parcouraient tous les étages. Quant aux deux escaliers, unique accès au quatrième étage, ils étaient protégés par des mitrailleuses.
De l’autre côté d’une rue adjacente au quartier général, un terrain vague avait été entouré d’une haute barrière puissamment électrifiée, alimentée par un moteur à vapeur situé à l’intérieur du périmètre protégé. La garnison du quartier général vivait là, dans une série de baraques basses en bois. Cette troupe comprenait deux cents motocyclistes et leurs montures. Dans l’éventualité d’une attaque du quartier du Parti, la vermine serait coincée entre les hommes du bâtiment et ces troupes d’assaut motorisées, et proprement écrasée. Il serait même possible de soutenir une attaque menée par des éléments de l’armée régulière durant une période assez longue.
Le quatrième étage se divisait en bureaux, salles de réunions et chambres à coucher. Alors que Stag Stopa couchait dans les baraquements avec les Chevaliers et que les autres dignitaires habitaient dans leurs demeures personnelles, Feric et Bogel dormaient dans des chambres jouxtant leurs bureaux. En outre, Ludolf Best, mince jeune homme que son intelligence et sa dévotion – tant à la cause qu’à la personne de Feric – désignaient comme l’assistant idéal, dormait également dans le quartier général, à la disposition permanente de son maître.
Le bureau de Feric, bien évidemment le plus grand du quartier général, présentait un aspect volontairement austère. Les cloisons en étaient d’un bois grossièrement équarri, de celui dont on fait les baraquements militaires ; le plafond et le parquet, respectivement en plastique et en tuiles, étaient tous deux peints en rouge, leur centre orné du svastika noir dans le cercle blanc. Trois rangées de bancs en bois faisaient face au bureau en chêne de Feric, à seule fin de pouvoir réunir des groupes assez importants si le besoin s’en faisait sentir. Sur le bureau lui-même, la Grande Massue de Held trônait sur un plateau couvert de velours noir. À cela s’ajoutaient des rideaux noirs pendus aux deux fenêtres, un grand drapeau du Parti qui tapissait le mur derrière le bureau et une immense peinture à l’huile de la bataille de Roost. Telles étaient les seules décorations de la pièce.
À grands frais, et sur l’insistance de Bogel, on avait fait l’acquisition d’un circuit fermé de télévision : une boîte d’acier poli munie d’une face en verre, discrètement installée dans un coin de la pièce. Feric et Bogel étaient assis sur l’un des bancs, manipulant pour la première fois cet objet hors de prix.
« Vous voyez, Feric, la dépense est fort utile, insistait Bogel pour la dixième fois. Avec ce récepteur, nous pouvons assister à toutes les émissions publiques ; nous y gagnerons des informations précieuses. »
Feric contemplait d’un air dubitatif le ministre des Finances présentant un insipide rapport économique au cours du bulletin d’informations de midi. L’intérêt de tout ceci lui échappait encore ; les émissions publiques de télévision étaient entièrement contrôlées par le régime décadent actuel. Certes, ces émissions constituaient un instrument de propagande au potentiel immense, touchant comme elles le faisaient les récepteurs publics dans chaque square de Heldon. Mais, comme le gouvernement avait le contrôle absolu de ce moyen d’information, il paraissait impossible que le Parti pût jamais utiliser cette nouvelle merveille de la science helder pour ses propres visées patriotiques.
Soudain, les yeux de Feric s’écarquillèrent de surprise en voyant sur l’écran sa propre image, se détachant sur un svastika de feu. Du haut-parleur lui parvint non sa propre voix, mais celle du commentateur officiel : «… après plusieurs semaines, ce troisième rassemblement des Fils du Svastika devait se clore tragiquement par la violence…»
L’écran montrait à présent la Promenade d’Emeraude engorgée de citoyens, tous porteurs de brassards à croix gammée, beaucoup brandissant des torches. Des dizaines de drapeaux à croix gammée s’agitaient triomphalement au-dessus de la procession.
« La stupidité du régime des Libertariens me stupéfie, Bogel ! s’écria Feric. On dirait qu’il suffit de tendre des pelles à ces crétins pour qu’ils se mettent à creuser joyeusement leurs propres tombes !
— Ils croient mettre en garde le peuple contre une menace visant l’État, fit Bogel avec une grimace. En tout cas, ils font leur possible pour que Heldon soit informé de notre existence ! »
L’image suivante était une formation serrée de Chevaliers sur leurs motos aux couleurs éclatantes, guidant le peuple dans les rues, vêtus de leurs élégants uniformes bruns et de leurs flamboyantes capes écarlates.
«… s’est déroulé dans le calme jusqu’au moment où les manifestants, ayant atteint Grisville, sont entrés en contact avec des pelotons de voyous universalistes…»
On apercevait maintenant le sordide quartier de Grisville dont les rues infectes étaient sillonnées par les Fils du Svastika. Tout à coup, un groupe d’hommes, tous pauvrement vêtus et parfaitement répugnants, fit irruption d’une rue adjacente et se fondit dans la masse des citoyens désarmés. Instantanément, une douzaine de Chevaliers firent faire demi-tour à leurs machines et se lancèrent, armés de leurs longues massues d’acier, aux trousses de ces misérables couards. Les quelques crapules universalistes qui ne furent pas écrasées dans la minute qui suivit s’enfuirent en hurlant, le crâne ensanglanté.
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