— Nous ordonnons par les présentes que Therem Harth rem ir Estraven, Seigneur d’Estre en Kerm, soit déchu de son titre en ce Royaume et du droit de siéger dans ses assemblées, et qu’il soit banni du Royaume et de tous les Domaines de Karhaïde. S’il manque à sortir du Royaume et de tous ses Domaines dans un délai de trois jours, ou s’il y retourne de son vivant, qu’il soit mis à mort par quiconque sans autre forme de procès. Nul citoyen de Karhaïde ne devra, sous peine d’emprisonnement, permettre à Harth rem ir Estraven de lui adresser la parole ou de séjourner dans sa demeure ou sur ses terres, et nul ne devra, sous peine de prison et d’amende, donner ou prêter à Harth rem ir Estraven biens ou espèces, ou lui rembourser quelque dette que ce soit. Que tous les habitants de Karhaïde sachent et fassent savoir que c’est pour crime de haute trahison que Harth rem ir Estraven est condamné à l’exil, ayant recommandé avec insistance, en privé et en public, à l’Assemblée et au Palais, sous couleur de servir loyalement le Roi, que la Nation impériale de Karhaïde abdique sa souveraineté et sa puissance pour devenir une nation inférieure et asservie dans une prétendue Union des Peuples, dont tout homme doit savoir et faire savoir qu’elle n’existe pas, car c’est une invention dénuée de tout fondement et imaginée par certains traîtres qui conspirent en vue d’affaiblir le principe de l’Autorité royale en Karhaïde au profit des ennemis réels et actuels du pays. Odguyrny Tuwa, Huitième heure, Palais d’Erhenrang. ARGAVEN HARGE.
Cette proclamation était affichée sur certaines portes et certains poteaux indicateurs autour de la ville, et ce que vous venez de lire en est la reproduction textuelle.
Ma première réaction fut, tout simplement, de fermer le poste comme pour l’empêcher de témoigner contre moi, et de me précipiter vers la porte. Naturellement, je n’allai pas plus loin. Regagnant la table auprès du feu, j’y restai figé. J’avais cessé d’être calme et résolu. J’eus envie d’ouvrir ma mallette, d’en sortir mon ansible et d’expédier vers Hain un S. O. S. « Avis Urgent ». Je réprimai aussi cette deuxième impulsion, plus stupide encore que la précédente. Heureusement, je n’eus pas le temps d’en avoir d’autres. La porte à deux battants s’ouvrit à l’extrémité de l’antichambre, et l’officier d’ordonnance se rangea pour me laisser entrer en annonçant : « Genry Aï » – mon prénom est Genly, mais les Karhaïdiens ne savent pas prononcer les l – et je me trouvai seul avec Argaven XV dans la Halle Rouge.
C’est une pièce d’une longueur et d’une hauteur colossales, cette Halle Rouge du Palais royal : cinq cents mètres jusqu’aux cheminées et cinq cents mètres jusqu’au plafond à chevrons d’où flottent des draperies ou bannières rouges, poussiéreuses, que les siècles ont réduites en lambeaux. Les fenêtres ne sont que des fentes ou rainures dans les murs épais, laissant filtrer, bien haut, de rares et faibles lueurs. Mes chaussures neuves grincent interminablement tandis que je traverse la Halle en direction du roi – un voyage de six mois.
Argaven se tenait devant la cheminée centrale, plus grande que les deux autres, sur une estrade vaste et basse. Courtaud et bedonnant dans la pénombre rougeâtre, il se tenait très droit et rien, sur sa silhouette sombre, n’attirait le regard, hormis l’éclat de la chevalière qu’il portait au pouce.
Je m’arrêtai au bord de l’estrade, et suivant les instructions que j’avais reçues je restai immobile et muet.
— Montez, monsieur Aï. Asseyez-vous.
Je m’exécutai, et pris le fauteuil de droite devant la cheminée centrale. J’avais bien appris ma leçon. Argaven restait debout, à trois mètres de moi, devant le feu qui ronflait en projetant des flammes brillantes, et bientôt il me dit :
— J’écoute ce que vous avez à me dire, monsieur Aï. Vous avez un message pour moi, paraît-il.
Le visage qui s’était tourné vers moi, rougi et crevassé par le jeu des flammes et de l’ombre, était plat et sinistre comme la lune, la lune terne et rousse de Nivôse. Argaven n’avait plus la prestance royale et l’allure virile qu’il paraissait avoir vu de loin au milieu de sa cour. Sa voix était grêle, et son visage farouche d’aliéné s’inclinait en une expression d’arrogance bizarre.
— Seigneur, ce que je devais vous dire m’est sorti de la tête. Je viens à l’instant d’apprendre la disgrâce d’Estraven.
Argaven réagit par un sourire, un large sourire qui lui écarquillait les yeux. Il partit d’un rire strident, celui d’une femme qui feint d’être amusée pour masquer sa colère.
— Que le diable l’emporte, dit-il, cet orgueilleux, ce poseur, ce parjure, ce traître ! Vous avez dîné avec lui la nuit dernière, hein ? Et naturellement il s’est vanté de sa puissance, de son emprise sur le roi et vous a assuré que, grâce à son intervention en votre faveur, vous me trouveriez on ne peut plus accommodant. C’est bien ce qu’il vous a dit, n’est-ce pas ?
J’hésitais à lui répondre.
— Je vais vous confier, reprit le roi, ce qu’il m’a dit à votre sujet, cela vous intéressera peut-être. Il m’a conseillé de vous refuser audience, de vous laisser croupir indéfiniment, et peut-être de vous expédier en Orgoreyn ou dans les îles. Il n’a cessé de me répéter cela cette dernière quinzaine, l’effronté ! C’est lui qui s’est fait expédier en Orgoreyn, ha, ha, ha !
De nouveau, il riait de son rire faux et strident, tout en battant des mains. Un garde silencieux apparut entre les rideaux derrière l’estrade. Argaven lui lança un grognement hargneux et il disparut. Toujours riant et toujours grognant, Argaven s’approcha de moi et me regarda fixement. Dans ses yeux, la couleur sombre de l’iris se nuançait d’une lueur orange. Il m’inspirait une crainte beaucoup plus forte que j’avais pu le prévoir.
Que faire, face à ses incohérences ? Je pris parti de lui parler un langage franc et direct :
— Je voudrais vous poser une question : dois-je me considérer comme impliqué dans le crime d’Estraven ?
— Vous ? Non, dit-il, en me dévisageant encore plus attentivement. Je ne sais fichtre pas ce que vous êtes, monsieur Aï – une anomalie sexuelle, un monstre artificiel, un visiteur venu des Domaines du vide ? – mais vous n’êtes pas un traître, vous n’avez fait que servir d’instrument à un traître. Je ne punis pas les instruments. Ils ne sont nuisibles qu’aux mains d’un mauvais artisan. Je vais vous donner quelques bons conseils.
Argaven, de façon curieuse, martelait ses paroles et semblait les savourer. Il m’apparut soudain que personne encore, depuis deux ans, ne m’avait donné de conseils. On répondait à mes questions mais jamais on ne me conseillait ouvertement, et même Estraven s’en abstenait, si obligeant qu’il fût parfois. C’était sans doute affaire de shiftgrethor.
— Ne soyez l’instrument de personne, disait le roi. Fuyez les factions. Mentez pour votre compte personnel, et agissez de même. Et ne faites confiance à personne. Vous entendez ? Ne faites confiance à personne. Maudit soit ce traître menteur et cynique à qui j’avais donné ma confiance. Quand je pense que je lui avais mis la chaîne d’argent autour du cou ! J’aurais mieux fait de le pendre avec. Je n’ai jamais eu confiance en lui. Jamais. Il ne faut faire confiance à personne. Qu’il crève de faim en fouillant les ordures des fumiers de Mishnory, que ses tripes pourrissent, jamais…
Le roi Argaven tremblait de rage. Suffoquant, reprenant son souffle avec un hoquet, il me tourna le dos. Il donna des coups de pied aux bûches enflammées jusqu’à ce qu’il reçût sur le visage, sur les cheveux et sur sa tunique noire un épais tourbillon d’étincelles, qu’il essayait d’attraper avec les mains.
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