Il se rendit au garage. Il trouva les deux aéronefs le capot levé, avec leurs moteurs répandus sur le sol à l’état de pièces détachées. Sebastien fourrageait dans le contenu de la caisse à outils.
— Que se passe-t-il ? s’écria Rigo.
— Hier soir, votre pilote s’est plaint du mauvais fonctionnement du stabilisateur. Dans la mesure où nulle Chasse ne devait avoir lieu aujourd’hui, j’ai pensé que vous n’auriez pas à vous déplacer. J’en profite pour faire la révision des deux moteurs. Il faut compter plusieurs heures pour remonter l’un d’eux.
Rigo frappa du pied. Pouvait-on, à ce point, jouer de malchance ?
— Puis-je emprunter un véhicule au village ?
— Hélas, monsieur, nous ne disposons point d’aéronefs. Peut-être auriez-vous plus de chance en vous adressant au Faubourg ?
Persun Pollut appela son père. Hime Pollut n’était pas dans son atelier, nul ne savait quand il serait de retour. Roald Few assurait une livraison. Trois autres personnes, successivement sollicitées, se trouvaient au spatioport, où devait avoir lieu un important arrivage de marchandise.
Roderigo Yrarier rongeait son frein. Au fil des heures, il sentait que lui échappaient ses dernières chances de jamais rejoindre Marjorie.
La petite troupe de cavaliers aborda Klive par l’une des deux façades que connaissait Marjorie, celle de la Porte des Chiens, l’autre faisant face à l’aire d’atterrissage. Derrière la Porte se trouvait le pré carré, dominé par les balcons et la terrasse. Elle venait de gravir les marches et se dirigeait vers l’une des portes-fenêtres, lorsque celle-ci s’ouvrit. Sylvan surgit devant elle.
— Marjorie, je crois rêver… Que faites-vous ici ?
— Je suis à la recherche de ma fille, dit-elle sur un ton un peu agressif, sans aller jusqu’à la provocation. Quels renseignements pouvez-vous me fournir ?
— L’inconscience est-elle une seconde nature, chez tous les membres de votre famille ? Sous prétexte de sauver votre fille, pourquoi venir vous jeter dans la gueule du loup ? Vite, allons dans le jardin.
À peine furent-ils au bas des marches que la voix d’un Jupiter tonnant les interpella depuis la terrasse.
— Pourquoi êtes-vous chez moi ? C’est à vous que je m’adresse, sale chiendent !
Le visage convulsé sous l’effet d’une indignation sans bornes, Stavenger avait craché son fiel avec toute la haine dont il était capable.
Marjorie fit volte-face. Une barrière parut s’abattre. La peur l’avait abandonnée, elle sentit monter en elle une spirale de violence et se dressa face au vieux coq, percussion et répercussion, comme un coup de cymbales et son écho.
— Vous, monstre sans foi et sans lumière, vous ! hurla-t-elle. Voleur d’enfants ! Quand avez-vous vu ma fille pour la dernière fois ?
L’espace de quelques secondes, la soudaineté de la contre-attaque le désarçonna, non que l’irascible chef de clan n’eût l’habitude des contradicteurs, mais cette fois, l’adversaire féminin n’usait pas envers lui de l’habituelle tactique. Il aurait fallu improviser, elle ne lui en laissa pas le temps. Voici qu’elle entreprenait de gravir les marches, braquant sur lui un index vengeur, vivante incarnation de la vertu maternelle outragée. Plus elle se rapprochait, cependant, plus elle semblait rapetisser à ses yeux. Il reprenait le dessus.
— Suis-je le gardien de votre fille ? Croyez-vous que je l’aie regardée une seule fois ?
— A-t-on jamais vu un Maître d’Équipage ne pas surveiller ses troupes ? Les Hipparions annihilent-ils à ce point votre volonté ?
Il devint cramoisi. On pouvait tout craindre, l’explosion de rage comme l’attaque d’apoplexie. Sylvan s’était élancé dans l’escalier ; il saisit Marjorie par le bras et la tira en arrière.
— Allons-nous-en, par pitié, souffla-t-il. Il trouvera le moyen, il vous tuera. Fuyons, Marjorie !
Elle se laissa convaincre. Ils traversèrent le pré carré à toutes jambes, poursuivis par un déluge d’imprécations proférées par le vieil homme dans le dialecte du clan. Sylvan ouvrit la porte, poussa la jeune femme au-dehors, se glissa à sa suite, referma vivement et s’adossa au vantail, pâle, le cœur battant à se laisser choir d’émotion. Jamais plus il n’oserait paraître en présence de son père.
— Je puis vous répondre, balbutia-t-il. Je ne doutais pas que vous voudriez remuer ciel et terre pour retrouver votre fille, aussi me suis-je renseigné auprès de Shevlok et de quelques autres. Il est vrai que pendant la Chasse, l’esprit d’observation est comme engourdi, toutefois l’unanimité des personnes interrogées semble se faire autour d’un lieu. Le Breuil des Darenfeld est le dernier endroit où l’on soit à peu près certain d’avoir aperçu votre fille. C’est là, précisément, qu’ont disparu ma sœur et Janetta.
Marjorie sauta en selle.
— Montrez-nous le chemin ! ordonna-t-elle.
— Moi ? C’est que…
— Montrez-nous votre courage, Sylvan. Pourquoi hésitez-vous ? Irish Lass vous conviendra très bien. C’est une délicate pouliche comparée aux monstres dont vous faites votre ordinaire de chasseur. Le jeune homme, sans bouger, considérait la jument avec perplexité ; Marjorie estima nécessaire de le bousculer un peu. Avez-vous l’intention de nous faire attendre jusqu’à demain ? Ne craignez-vous pas que votre père ne donne suite à ses menaces ? Allez-y, mettez le pied à l’étrier, cette sorte d’anneau de métal suspendu là, sur le côté de la selle, accrochez-vous au pommeau, hissez-vous sur le dos de cette pauvre bête qui en a vu bien d’autres. Partagez vos rênes comme je l’ai fait, et laissez votre monture suivre son bonhomme de chemin. Elle se guidera sur les mouvements de ses compagnons. Où allons-nous, je vous prie ?
Il fit un geste, indiquant le nord. On se mit en route. Sylvan se tenait sur sa robuste percheronne dans l’attitude compassée du garçonnet qui prend sa première leçon d’équitation.
— Un peu plus de naturel, que diable ! lui conseilla Marjorie. Plus souple, le dos. Vous n’allez pas vous embrocher sur sa crinière. Penchez-vous, flattez-lui l’encolure. Elle ne déteste pas les petites attentions.
Il s’exécuta sans trop de conviction. On le vit peu à peu se détendre.
— Cela vous change des autres montures, n’est-ce pas ? fit observer frère Mainoa, l’air un peu gouailleur. C’est une grande première. J’ai les reins en capilotade, pourtant je n’éprouve aucune crainte.
— Cela peut sembler invraisemblable, pourtant les chasseurs n’ont pas le sentiment d’être en danger, pas plus que vous sur ce cheval, répondit Sylvan. Il regarda autour de lui, cherchant des points de repère dans le paysage. Voyez-vous cette immensité bleue qui semble gonflée par les vagues ? C’est notre Océan. Au lieu de le traverser en diagonale comme le prévoient presque toujours les itinéraires de Chasse, nous le contournerons sur la gauche.
Marjorie poussa Don Quijote dans la direction indiquée. Elle conduisait à présent le détachement, tout en suivant scrupuleusement les indications de Sylvan.
— Pourquoi votre père était-il dans tous ses états ? demanda Tony.
— À cause du vôtre. Hier soir, Roderigo Yrarier a constaté l’absence de sa fille, il est entré dans une grande exaltation, exigeant que l’on prît sans tarder toutes les mesures possibles pour la retrouver. Les aristocrates n’avaient jamais assisté à pareille débauche de sentiments. Quand un malheur se produit pendant une Chasse, il est d’usage que l’on fasse semblant de rien. Drapés dans leur dignité, les membres de la famille ne font aucune allusion au drame et se gardent de quémander l’aide de leurs pairs. L’ambassadeur a tout transgressé, les règles de l’hospitalité et celles de la Chasse. Stavenger était hors de lui. Il n’a pas décoléré depuis cet incident. La violence des accusations portées par votre mère, sous le toit des bon Damfels, encore, n’a rien arrangé. Je redoute… Sylvan laissa la phrase en suspens, porta la main à sa gorge. Il prit l’air effaré. Comment puis-je parler si librement ? Comment pouvons-nous circuler ainsi, comme si la steppe nous appartenait ?
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