Le point anonyme se mua en aéronef, il acquit la taille de ces figurines que ses parents accrochaient jadis aux branches des arbres de Noël. Plus il grandissait, dans sa juxtaposition d’incongruités rococo, plus il semblait irréel, un phénomène de ferblanterie venu des temps héroïques.
L’oiseau de fable se posa. La porte s’ouvrit ; le pilote descendit aussitôt et s’éloigna vivement, passant à côté de Marjorie sans lui adresser un coup d’œil. Rigo était sorti à son tour. Il restait planté comme un piquet, pâle, le visage masqué de peur.
— Stella ! hurla Marjorie.
Sa voix s’éleva vers le ciel comme une aiguille. L’espace d’un instant, tout parut s’immobiliser, tout se tut. Entre l’homme et la femme s’échangea un bref regard dans lequel s’engouffra tout ce qu’ils avaient à se dire, peu de chose, en fait. Rigo rompit ce silence de mort. Accablé de honte, il n’eut pas un mouvement vers elle. Tout ce qu’il aurait pu dire ou faire était à l’avance frappé d’inanité. Des gestes sans valeur, des mots vides de sens. Elle entendit le gravier crisser sous ses pas. Dans un instant, il aurait atteint la maison. Elle se retrouverait seule face à l’aéronef, comme au bord d’un abîme.
Marjorie entra dans la cuisine en coup de vent. Elle trouva le Père James et Tony en train de discuter à mi-voix devant un en-cas tardif. Un instant, elle tourna et vira autour d’eux, puis elle s’immobilisa. Son poing s’abattit sur la table.
— Ce moine, rusé comme les renards qu’il affectionne, le frère Mainoa ! Il sait quelque chose, j’en mettrais ma main au feu. En voilà un qui n’hésite pas à se promener à travers la steppe. Il a tout vu, ou presque, tout entendu. C’est une mine de renseignements ! Si les Hipparions ont enlevé ma fille, il est le seul qui puisse m’aider.
— Où est votre époux, Marjorie ? Où est l’Oncle Rigo ?
— Je n’en sais rien, je m’en moque ! Marjorie foudroya le prêtre du regard. Il s’est enfermé dans sa chambre, je crois, ajouta-t-elle sur un ton radouci.
— Qu’a-t-il dit exactement ?
— On ne l’a plus revue. Elle s’est envolée, comme l’ont fait avant elle Janetta et la petite Damfels. Personne ne sait quand, ni comment, pas plus son père que les autres. Une seule chose est certaine : Stella n’est pas rentrée. L’air lui manqua, elle reprit son souffle. Rigo ne sera d’aucun secours. Il est semblable à ces aristocrates qui ne bougent pas le petit doigt quand leurs gamines se font enlever sous leur nez. Vers qui puis-je me tourner ? Les roturiers ? Ils vivent dans un autre monde, ils ne savent rien. Les villageois ? Ils sont transis de peur ! Si vous aviez vu l’épouvante s’inscrire sur le visage de Mecano lorsque je lui ai demandé l’origine géographique de ces roulements de tonnerre ! Quelqu’un lui avait fourni le renseignement qu’il me transmettait de si mauvaise grâce. Qui, à votre avis ? L’archéologue, l’excentrique frère Mainoa !
— Voulez-vous aller le trouver, Marjorie ? Dès ce soir ?
— Tout de suite !
— Et s’il n’est pas sur le site, que ferez-vous ?
— Je n’en sais rien, gémit-elle. J’espère seulement qu’il sera là et ne me refusera pas son aide.
— Il vaut mieux s’en assurer, vous ne croyez pas ?
Le prêtre adressa un signe à Tony. Celui-ci se dirigea vers le terminal situé dans un angle de la cuisine. On l’entendit parler à voix basse. Il y eut un silence. Il ajouta quelques phrases, puis coupa la communication.
— Ils sont là tous deux, lui et son jeune assistant. Je lui ai exposé la situation en peu de mots. Il a répondu qu’il viendrait aussitôt, s’il disposait d’un moyen de transport. Le mieux serait que tu l’attendes ici. Je prends l’aéronef et je le ramène.
— Il n’en est pas question ! Marjorie sauta sur ses pieds, jetant les yeux autour d’elle d’un air égaré. Je veux y aller moi-même. Mon Père, je ne suis pas bonne, j’ai mérité ce malheur. J’étais une mère déplorable… Cette fille, que Dieu m’avait donnée, il me l’a reprise car j’étais indigne d’elle !
Sa voix avait d’étranges sonorités, presque pénibles. Le prêtre la prit par les épaules et la secoua.
— Marjorie, cessez ces enfantillages ! Dieu est-il injuste au point de châtier votre fille pour une faute que vous auriez commise ?
La jeune femme se ressaisit sur-le-champ. Les yeux fermés, elle hocha vigoureusement la tête.
— Vous avez mille fois raison. Veuillez m’excuser tous les deux, cela ne se reproduira plus. Tony, jette quelques provisions dans un sac. Je ne sais combien de temps nous serons absents ; le Père James et toi, vous aurez besoin de vous restaurer. Je vais chercher mon manteau, je ne serai pas longue.
Elle s’éloigna au pas de course, puis son allure se fit moins précipitée. En atteignant son appartement, elle avait retrouvé son calme et sa foulée habituels.
Ils arrivèrent sous une pluie battante. Frère Lourai vint au-devant d’eux, portant un grand parapluie. Il les conduisit en toute hâte dans une petite demeure individuelle, l’un des premiers bâtiments que les fouilles avaient permis de dégager et qu’une isolation rudimentaire garantissait des intempéries. Un poêle y maintenait une température convenable et les quelques meubles apportés du Monastère étaient, par leur taille et leur forme, adaptés au corps de l’homme. Mainoa ne voulut rien entendre de la bouche de Marjorie avant que celle-ci ne se fût un peu réchauffée en absorbant une demi-tasse d’infusion. Elle obéit, puis déversa tout ce qu’elle avait sur le cœur.
— Pourquoi êtes-vous venue me trouver ? demanda le vieux frère.
— Comme si vous ne le saviez pas ! répliqua-t-elle, sur un ton qui le mettait au défi de dire le contraire. Vous en savez plus long que nous tous, plus long que tous les habitants de cette planète. Vous connaissez certains secrets des Hipparions et les renards, vous l’avez reconnu vous-même sous une forme métaphorique qui n’a trompé personne, vous font leurs confidences. Jusqu’à un certain point, il ne se passe rien entre les créatures de la Prairie que vous ne sachiez ou ne deviniez.
— Vous êtes déterminée à sauver votre fille ?
— Évidemment, je le suis !
— Même si vous ne récupérez qu’une idiote, incapable de vous reconnaître ? Songez à Janetta bon Maukerden.
— Êtes-vous obligé de retourner le couteau dans la plaie ? s’écria Tony.
Frère Mainoa le dévisagea d’un air grave.
— À quoi bon se faire des illusions ? J’ignore où les Hipparions ont emmené votre sœur, j’ignore quel traitement ils font subir aux jeunes filles qu’ils ravissent, mais vous avez constaté le résultat, n’est-ce pas, de vos propres yeux. Autant mettre les choses au point, avant d’aller au-devant d’adversaires redoutables.
— Ne riposte pas, murmura le Père James, voyant le jeune homme prêt à s’échauffer. Il a raison.
Rillibee s’employait à remplir les tasses.
— Il reste un espoir de retrouver votre fille dans l’état où vous l’avez quittée, fit-il observer. La petite Maukerden était demeurée longtemps leur prisonnière. L’enlèvement de Stella ne date que d’hier.
Marjorie le remercia d’un regard de gratitude.
— Pourvu que nous la retrouvions vite, et qu’elle soit indemne, murmura le Père James avec lassitude. Cependant, puisque la question a été soulevée, précisons que l’éventualité de graves séquelles ne saurait entamer notre détermination. Nous partirons à sa recherche, à condition toutefois que cette opération de sauvetage ne signifie pas à coup sûr notre arrêt de mort. Marjorie, sachez que je ne vous laisserai jamais vous lancer, sans aucun espoir de réussite, dans une aventure suicidaire.
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