— « Oui, je l’ai noté. »
— « Cela peut attendre, » dit le maire. « Qu’il nous raconte d’abord son histoire. »
Tout le monde reflua dans le salon. J’attendis que le silence soit revenu et commençai en ces termes : « Hier matin, en rentrant, après mon accident, j’ai trouvé Tupper Tyler dans le jardin. »
Higgy bondit sur ses pieds : « C’est délirant ! » s’écria-t-il. « Il y a des années que Tupper a disparu. »
Hiram se leva à son tour et tonitrua : « Tu t’es foutu de moi quand je t’ai dit que Tom avait parlé à Tupper ! »
— « J’étais obligé de mentir. Je ne savais pas de quoi il retournait exactement et tu étais d’une humeur de dogue. »
— « Si vous avez menti une fois, vous mentirez encore ! » hurla Tom Preston d’une voix aiguë. « Comment pouvons-nous vous croire ? »
— « Mon cher Tom, je me fous éperdument de savoir si vous me croyez ou si vous ne me croyez pas. »
Tous les regards convergeaient vers moi. Je me conduisais comme un enfant mais tant pis ! Il avait fallu que ça sorte !
— « Je suggère que Brad recommence depuis le début et que chacun de nous fasse un effort héroïque pour se contenir, » lança le père Flanagan, le prêtre catholique de Millville.
— « D’accord, » acquiesça Higgy. « Que tout le monde se taise. »
Je respirai un bon coup et commençai :
— « Il serait peut-être préférable de remonter au moment où Tom Preston a envoyé Ed Adler me couper le téléphone. »
— « Vous n’aviez pas payé depuis trois mois ! » brailla Preston. « Vous n’avez même pas… »
Maître Nichols le rappela sèchement à l’ordre. Tom se rencogna au fond de son fauteuil, boudeur.
Je continuai. Je racontai tout : l’épisode Stiffy Grant, le téléphone que j’avais trouvé sur mon bureau, le récit d’Alf Peterson, ma visite domiciliaire chez Stiffy. Toutefois, je m’abstins de faire allusion à mon entrevue avec Gerald Sherwood et aux téléphones qu’il fabriquait : j’avais le sentiment que je n’avais pas le droit d’en parler.
— « Et voilà, » conclus-je. « Quelqu’un a-t-il des questions ? »
— « Il y en a beaucoup, » dit Nichols. « Est-ce que tout le monde est satisfait ? »
— « Moi, je le suis, » grommela Higgy Morris.
— « Pas moi, » lança Preston d’une voix venimeuse. « Gerald nous a dit que Nancy avait eu une conversation avec Brad. Or, celui-ci a gardé le silence sur ce point. Bien entendu, elle s’est servi d’un de ces téléphones. »
— « Du mien, » rétorqua Sherwood. « Il y a des années que j’en possède un. »
— « Vous ne m’en avez jamais parlé, Gerald, » fit le maire.
— « Cela ne m’est pas venu à l’esprit. »
— « J’ai le sentiment qu’il s’est passé des tas de choses à notre insu, » dit Preston.
— « C’est on ne peut plus vrai ! » soupira le père Flanagan. « Mais je crois que ce jeune homme a à peine commencé son histoire. »
Du coup, j’exposai aussi sincèrement que je le pouvais tous les détails dont je me rappelais.
Quand j’eus fini, personne ne bougea. Mon auditoire était comme abasourdi. Peut-être n’attachait-il pas entièrement foi à mes dires mais, quand même, il me croyait en partie.
Mal à l’aise, le père Flanagan s’agita. « Vous êtes absolument certain de ne pas avoir été victime d’une hallucination ? » me demanda-t-il.
— « J’ai rapporté cette machine à explorer le temps. Ce n’est pas une hallucination. »
Nichols murmura :
— « Il faut reconnaître que nous sommes témoins d’événements étranges. L’histoire de Brad n’est pas plus étrange que la barrière. »
— « Personne ne peut tripoter le temps ! » glapit Preston. « Voyons… Le temps est… Enfin c’est… »
— « Exactement ! » fit Sherwood. « On ne connaît rien du temps. De même que l’on ne connaît rien de la gravitation. Personne ne peut vous dire ce qu’est la pesanteur. »
— « Je ne crois pas un mot de tout ça, » dit Hiram d’un ton catégorique. « Il s’est caché quelque part… »
Ce fut Joe Evans qui lui répondit : « Nous avons passé la ville au peigne fin. Il n’a pu se cacher nulle part. »
— « En fait, » reprit le père Flanagan, « que nous croyions ou que nous ne croyions pas aux propos de ce garçon n’a aucune espèce d’importance. Ce qui compte, c’est de savoir si ces messieurs de Washington y croiront. »
Higgy se raidit et se tourna vers Sherwood. « D’après vous, Gibbs doit venir. »
— « Oui. Avec un émissaire du département d’État. »
— « Que vous a-t-il dit exactement ? »
— « Qu’il aurait un entretien préliminaire avec Brad et qu’il repartirait ensuite pour présenter son rapport. Il a ajouté que ce n’était peut-être pas un problème intérieur mais bel et bien un problème international. »
— « J’imagine qu’ils nous attendront derrière la barrière ? »
— « Probablement. En tout cas, dès que le sénateur sera arrivé, il nous téléphonera. »
— « Tout compte fait, » fit le maire sur le ton de la confidence, « si nous nous en sortons sans laisser de plumes, ce sera peut-être formidable pour Millville. Jamais, dans l’histoire, une ville n’a bénéficié d’autant de publicité. Pendant des années, les touristes afflueront rien que pour nous regarder, rien que pour dire qu’ils sont venus sur place. »
— « Si tout cela est vrai, » rétorqua le père Flanagan, « j’ai l’impression qu’il y a infiniment plus de choses en jeu qu’une simple opération touristique à lancer. »
— « Oui, cela voudrait dire que nous sommes confrontés à une forme de vie extra-terrestre, » murmura son homologue, le pasteur Silas Middleton. « Et notre attitude dans une telle situation peut être capitale : c’est une question de vie ou de mort. Je ne parle pas seulement de nous, mais de la race humaine tout entière. »
— « Allons, » piailla Preston, « que d’élucubrations pour quelques fleurs ! »
— « Imbécile ! » jeta Sherwood. « Comme si c’était à de banales fleurs que nous avons affaire ! »
— « Gerald Sherwood a raison, » dit Joe Evans. « Il s’agit d’une forme de vie différente. D’une vie végétale qui a accédé à l’intelligence. »
— « Et qui a emmagasiné toutes les connaissances de Dieu sait combien d’autres races ! » ajoutai-je. « Les Fleurs connaissent des choses dont l’idée ne nous a même jamais effleurés. »
— « Je ne vois vraiment pas pourquoi nous devons avoir peur, » maugréa Higgy avec entêtement. « Est-il donc tellement difficile de tuer des plantes ! Il suffit de les arroser avec un bon désherbant… »
— « Je ne crois pas que ce serait aussi simple que cela, » repris-je. « Mais, pour le moment, la question n’est pas là. Pourquoi les détruirions-nous ? »
— « Vous voulez les laisser prendre tranquillement possession de la Terre ? »
— « Il ne s’agit pas de cela. Je pense qu’il faut les accueillir et coopérer avec elles. »
— « Vous oubliez la barrière ! » s’écria Hiram.
— « Absolument pas, » dit Nichols. « Mais elle ne constitue qu’un élément du problème et c’est le problème dans son ensemble qu’il faut régler. »
— « Bon Dieu ! » grommela Preston. « Vous parlez tous comme si ce que raconte ce garçon était parole d’Évangile ! »
— « Non, » fit Silas Middleton. « Mais le récit de Brad doit être considéré comme une hypothèse de travail. Je ne prétends pas que ce qu’il nous a dit est la vérité vraie. Peut-être a-t-il commis des erreurs d’interprétation, peut-être certains aspects de la question lui ont-ils purement et simplement échappé. Mais, pour le moment son récit constitue notre seule source d’information sérieuse. »
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