— « Si je comprends bien, seuls les faibles d’esprit… »
— « Vous comprenez parfaitement, hélas. »
Il y avait une certaine logique là-dedans. Leur meilleur agent de liaison avait été Tupper Tyler. Et s’il n’y avait aucun reproche à adresser à Stiffy Grant en tant qu’être humain, on ne pouvait évidemment pas le considérer comme un respectable citoyen à part entière.
Je me demandai pourquoi les Fleurs nous avaient contactés, Sherwood et moi. Quoique le problème ne se posât pas dans les mêmes termes pour nous deux : Gerald Sherwood était quelqu’un de précieux pour elles : il leur fabriquait des téléphones et avait mis sur pied une entreprise qui leur apportait des ressources financières. Mais moi ? Parce que mon père avait pris soin d’elles ? Je faisais des vœux pour que ce fût la seule raison de l’intérêt qu’elles manifestaient à mon endroit.
— « Je crois que je comprends. Mais cette tempête de graines, quelle était sa raison d’être ? »
— « C’était une démonstration destinée à faire voir aux gens que nous pouvons revêtir des apparences très diverses. »
Elles avaient réponse à tout ! Je me levai lentement et fis face à la colline qui dominait le camp. Tupper était toujours assis à la même place, mais, à présent, il était plié en deux et ronflait doucement.
Le parfum des fleurs pourpres qui tapissaient le flanc de la colline paraissait plus entêtant. Il y avait comme un frémissement dans l’air et une Présence quelque part sur la pente. Je plissai les yeux pour mieux voir. L’espace d’un instant, je crus discerner quelque chose mais l’apparition s’effaça aussitôt. Pourtant, j’étais sûr qu’elle était là.
Une intelligence qui n’attendait qu’un mot pour s’approcher, pour parler avec moi comme pourraient parler deux amis, sans avoir besoin d’interprète.
Es-tu prêt ? demanda la Présence.
Avait-elle parlé ou était-ce seulement quelque chose qui palpitait dans mon esprit, né du clair de lune et de la marée pourpre ?
— « Oui, » répondis-je, « je suis prêt Je ferai de mon mieux. »
J’enveloppai dans ma veste la machine à voir dans le passé, la serrai sous mon bras et me mis en marche. La Présence, je le savais, était là-haut, au sommet de la colline, qui m’attendait. Des frissons me parcouraient la colonne vertébrale. Des frissons de peur, peut-être. Cependant, je n’éprouvais aucune peur.
J’atteignis l’endroit où se tenait la Présence invisible. Je sentis qu’elle marchait à mon pas.
— « Je n’ai pas peur de vous, » lui dis-je.
Elle ne répondit pas. Elle continua d’avancer à côté de moi. Nous nous dirigeâmes vers le pied du monticule, là où, dans un autre monde, se trouvaient la serre et le jardin.
Un peu à gauche, fit la chose qui m’accompagnait. Et tout droit ensuite.
Je tournai à gauche et continuai tout droit.
Encore quelques pas, dit-elle. Je m’arrêtai et me retournai. Il n’y avait rien.
À l’ouest, la lune était une gargouille d’or. Le monde était vide et solitaire. La pente argentée avait un je ne sais quoi de vorace. Dans le ciel sombre brillaient une multitude d’yeux minuscules, scintillant d’un regard dur et indifférent de bête de proie.
Un peu plus loin, un homme de ma propre race dormait devant un feu de bivouac. Et c’était bien ainsi, car il possédait un talent qui m’était étranger ― l’aptitude à communiquer avec une intelligence extra-terrestre et à traduire ce qu’elle avait à dire en mots de tous les jours.
Je fis deux pas en avant et, émergeant de ce monde vorace, je me retrouvai dans mon jardin.
Des lambeaux de nuages filaient à travers le ciel, occultant la lune. À l’est, on distinguait la lueur annonciatrice de l’aube. Toutes les fenêtres de la maison étaient éclairées : Gerald Sherwood et les autres m’attendaient. L’arbre qui se dressait à l’angle de la serre avait une allure spectrale.
Comme j’avançais, j’eus l’impression que des griffes s’accrochaient au bas de mon pantalon. Surpris, je baissai les yeux. C’était un buisson.
Il n’y en avait pas la dernière fois que j’avais quitté mon jardin : il n’y avait alors que des fleurs pourpres. J’imagine que je compris immédiatement, avant même de regarder ce buisson plus attentivement.
Je m’accroupis. Il n’y avait plus de fleurs mais tout un alignement de petits buissons, à peine plus gros qu’elles.
J’eus soudain l’impression d’avoir très froid. Il n’y avait pas trente-six explications : ces buissons n’étaient autres que les fleurs. Elles s’étaient métamorphosées. Pour quelle raison ? me demandai-je anxieusement.
Même ici, elles étaient à nos portes ! Même ici, elles mijotaient leurs petites astuces et posaient leurs pièges. Au fond, il n’y avait pas de quoi s’en étonner puisqu’elles étaient chez elles dans cette enclave, ce coin de terre qu’elles avaient mis sous cloche.
Je tendis la main et palpai une branche. Je sentis le renflement des bourgeons. Des bourgeons qui, d’ici un jour ou deux, éclateraient pour devenir fleurs. Des bourgeons printaniers en plein cœur de l’été !
J’étais bien forcé de croire aux Fleurs. Pendant le bref intervalle qui s’était écoulé entre l’instant où Tupper s’était tu et assoupi devant le feu et l’instant où j’avais posé le pied dans mon jardin, quelque chose m’avait parlé, quelque chose m’avait accompagné.
Je pris brusquement conscience de la machine à voir dans le temps que je serrais sous mon bras. C’était mon talisman, la preuve que cet autre monde existait. Avec cette pièce à conviction, j’étais paré.
Je me relevai et me remis en marche en direction de la maison mais, subitement, je changeai d’avis et fis demi-tour dans l’intention de passer chez le Dr Fabian. Il serait bon de savoir où en était la situation de l’autre côté de la barrière. Les gens qui étaient chez moi pouvaient bien attendre encore un peu.
Arrivé en haut de la colline, je me tournai vers l’est. Là-bas, au-delà de Millville, des feux de bivouac brillaient dans la nuit. Le faisceau bleuté d’un projecteur fouilla soudain le ciel. Apparemment, il régnait une activité débordante à la périphérie de la ville. Je distinguai vaguement un bulldozer de part et d’autre duquel s’élevaient de gros tumulus et je perçus le cliquetis mécanique des mâchoires de l’engin grignotant une nouvelle bouchée de terre. Sans doute essayait-on de creuser une sape sous la barrière.
Un moteur de voiture vrombit dans la rue. Le véhicule s’engagea dans l’allée menant à la maison à laquelle je tournais le dos.
C’était le docteur qui rentrait, songeai-je. Depuis qu’il était levé, il avait passé son temps à visiter ses clients.
Je franchis la pelouse et contournai sa demeure. Fabian était justement en train de mettre pied à terre.
— « Docteur… C’est moi… Brad. »
Il se retourna et me dévisagea.
— « Oh ! vous êtes donc de retour ? Vous savez qu’il y a du monde chez vous ? »
Il parlait d’une voix lasse. Il était trop fatigué pour éprouver de la surprise en me voyant de retour. Épuisé par une longue journée, trop épuisé pour s’étonner encore.
Il s’approcha en traînant les pieds et, brusquement, je réalisai qu’il était vieux. Bien sûr, je le savais, mais c’était la première fois que j’en avais physiquement conscience. Je le voyais tel qu’il était : les épaules affaissées, soulevant à peine les pieds, un vieil homme mal fagoté, nageant dans un pantalon qui tire-bouchonnait, le visage sillonné de rides profondes.
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