Je m’agenouillai, l’enveloppai soigneusement dans ma veste dont je nouai les manches et me relevai. À la vue des corbeilles qui traînaient sur le sol, je songeai qu’il fallait que je me hâte de disparaître car les humanoïdes pouvaient revenir chercher leur « télévision ». Je tendis l’oreille : leurs cris affaiblis s’éloignaient dans le lointain.
Mon paquet sous le bras, je repris la route du camp. À mi-chemin, je tombai sur Tupper. Il me cherchait
— « J’ai cru que tu t’étais perdu, » dit-il.
— « J’ai rencontré des gens qui pique-niquaient. »
— « Des gens avec une drôle de coiffure ? »
— « Oui… C’était même leur seul vêtement. »
— « C’est des amis à moi. Ils viennent souvent. Pour avoir peur. »
— « Peur ? »
— « Eh oui. C’est leur plaisir à eux. C’est pour ça qu’ils viennent. »
Je hochai la tête. C’était bien ce que je pensais. Comme des gosses qui collent leurs visages aux fenêtres d’une maison hantée et s’égaillent en hurlant d’effroi à l’idée de ce qui peut bien se passer à l’intérieur. Et qui recommencent inlassablement parce que c’est merveilleux de se faire peur.
— « Tu ne m’a jamais parlé de ça. »
— « Je n’ai pas eu le temps. »
— « Ils habitent près d’ici ? »
— « Non. Très loin, au contraire. »
— « Mais quand même sur cette planète ? »
— « Planète ? »
— « Sur ce monde, si tu préfères. »
— « Non. Ils vivent sur un autre, ailleurs. Mais ils vont partout pour s’amuser. »
Ils allaient partout pour s’amuser… Dans le temps aussi bien que dans l’espace, sans doute. C’étaient des vampires temporels, qui s’excitaient au spectacle des catastrophes et des désastres passés, avides de satisfaire leurs appétits pervers, assoiffés d’horreur. Était-ce une race décadente conquise par les Fleurs et ayant maintenant la liberté d’utiliser les nombreux passages permettant de se transférer d’un monde à l’autre ?
Conquise n’était peut-être pas le mot approprié. En effet, d’après ce que je savais maintenant, ce n’étaient pas les Fleurs qui avaient dépeuplé cette planète : les indigènes s’étaient suicidés. Très vraisemblablement, ce devait être un monde mort depuis longtemps quand elles en avaient pris possession. Les crânes que j’avais trouvés étaient ceux des quelques rares survivants qui avaient fini par succomber à leur tour dans l’air empoisonné.
Les Fleurs n’avaient fait que s’emparer d’un monde rayé de la carte par la folie de ses propres habitants.
— « Depuis quand les Fleurs sont-elles arrivées ici ? » demandai-je à Tupper.
— « Qu’est-ce qui te fait penser qu’elles ne sont pas là depuis toujours ? »
— « Rien. Une idée comme ça. Elles ne te l’ont jamais dit ? »
— « Je ne leur ai pas posé la question. »
Évidemment ! Tupper était un être sans curiosité. Il était heureux et n’en demandait pas davantage. Les Fleurs étaient ses amies, elles subvenaient à ses humbles besoins et il n’y avait pas d’humains pour le ridiculiser et faire de lui leur tête de Turc.
Nous regagnâmes le bivouac. Tupper jeta quelques branches dans le feu auprès duquel il s’assit. Je l’imitai et posai le « ballon de basket » enveloppé dans ma veste à côté de moi.
— « Qu’est-ce que c’est, Brad ? »
Je lui montrai l’objet.
— « Ça appartient à mes amis. Tu le leur as volé ? »
— « Ils sont partis en courant et l’ont abandonné. Je veux l’examiner ! »
— « Ça sert à voir d’autres époques. »
— « Tu sais comment cet engin fonctionne ? »
— « Ils me l’ont dit mais je n’ai pas compris. »
D’un revers de manche, il essuya son menton humide.
« Ils me l’ont dit »… Cela signifiait donc qu’il pouvait s’entretenir avec les humanoïdes comme il le faisait avec les Fleurs ! Qu’il était capable de parler avec des gens dont le langage était purement musical !
Le « ballon de basket » luisait faiblement sous la lune. Je tendis la main et le caressai.
Un appareil qui captait visuellement et acoustiquement des événements enfouis dans les profondeurs du continuum. Ses applications pratiques pourraient être multiples. Ce serait un instrument d’une valeur inestimable pour les historiens. Il rendrait le crime impossible. Mais ce serait aussi une arme terrible s’il tombait entre les mains de gens sans scrupule ou entre celles d’un gouvernement qui en aurait le monopole. Je le ramènerais à Millville si je pouvais y retourner car cet objet étayerait mes dires. Mais ensuite, qu’en ferais-je ? Devrais-je l’enfermer dans un coffre-fort dont je détruirais ensuite la combinaison ? Ou le réduire en miettes à coups de marteau ? Le donner aux savants ?
— « Tu as eu tort de le mettre dans ta veste, » fit Tupper. « Ça l’a esquintée. »
Du coup, je songeai à l’enveloppe aux quinze cents dollars. J’aurais pu la perdre vingt fois ! Pour prendre un pareil risque, il fallait être fou ! Ce n’est pas tous les jours que quinze cents dollars vous tombent du ciel !
Je glissai une main dans la poche intérieure et poussai un soupir de soulagement en sentant l’enveloppe crisser sous mes doigts. Mais je tressaillis. Dieu, qu’elle était plate !
Je m’en emparai et l’ouvris : elle était vide.
Pas besoin d’un dessin ! C’était cet idiot de village, ce crétin, ce… Il allait comprendre sa douleur ! J’allais lui casser la figure, le réduire en bouillie, lui faire rendre gorge !
Au moment où j’allais me ruer sur lui, Tupper parla. Avec sa voix sophistiquée de présentatrice de télé.
— « Ici Tupper parlant au nom des Fleurs. Asseyez-vous et gardez votre sang-froid. »
— « Si tu te figures que tu vas t’en tirer comme ça… »
— « Ce sont les Fleurs qui parlent, » répéta la voix, et je remarquai que les traits de Tupper avaient perdu toute expression, que son regard était vacant.
— « Mais il m’a fauché mon fric pendant que je dormais ! »
— « Calmez-vous et écoutez. »
— « Pas avant d’avoir récupéré mes 1500 dollars ! »
— « Ils vous seront rendus. Et vous aurez beaucoup plus que cela. »
— « Vous me le garantissez ? »
— « Nous vous le garantissons. »
— « D’accord. Mais pourquoi faut-il qu’il emploie cette voix-là ? »
— « Elle vous déplaît ? Eh bien nous allons en employer une autre. » Et, au milieu de la phrase, la voix féminine fut remplacée par la voix d’homme d’affaires.
— « Merci beaucoup, » murmurai-je.
— « Vous rappelez-vous que nous vous avons prié par téléphone d’être notre représentant ? »
— « Certainement. Mais pour vous représenter… »
— « Nous avons d’urgence besoin de quelqu’un qui soit notre mandataire. Quelqu’un en qui nous pourrions avoir confiance. »
— « Mais vous ne pouvez pas être certaines que je suis l’homme qu’il vous faut. »
— « Mais si. Nous savons que vous nous aimez. »
— « Je ne vois pas ce qui a pu vous donner cette idée. Je ne suis pas sûr d’être… »
— « Votre père a trouvé celles d’entre nous qui s’étiolaient dans votre monde. Il les a soignées, il nous a protégées, il s’est occupé de nous, il nous a aimées et nous avons prospéré. »
— « Oui. Je sais tout cela. »
— « Vous êtes une extension de votre père. »
— « Euh… Pas forcément. Pas dans le sens où vous l’entendez. »
— « Mais si. Nous connaissons votre biologie. Nous savons ce qu’est la transmission des caractères héréditaires. Vous avez un dicton : tel père, tel fils. »
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