— « J’arrive de chez Floyd Caldwell. Il a eu une crise cardiaque. Une crise cardiaque, lui ! Un type aussi fort, aussi robuste ! »
— « Comment va-t-il ? »
— « Aussi bien que possible compte tenu des conditions présentes. Il devrait être à l’hôpital au repos complet mais, avec cette barrière, pas moyen de l’y conduire. Je ne sais vraiment pas ce qui nous attend, Brad. Mrs Jensen devait être opérée ce matin. Elle a un cancer. N’importe comment, elle est condamnée mais l’opération lui donnerait un sursis de quelques mois, voire d’un an ou deux. Et on ne peut pas la transporter à l’hôpital. Et il y a aussi la petite Hopkins qui doit voir régulièrement un spécialiste. »
Il s’arrêta devant moi. « Je ne peux rien pour tous ces gens, Brad, comprenez-vous ? Oh ! je fais ce que je peux mais ça ne va pas loin. Pour la première fois de ma vie, je suis incapable de secourir mes concitoyens. »
— « Vous prenez les choses trop à cœur. »
Il me regarda d’un air lugubre. C’était un homme à bout, un homme exténué. « Je ne peux pas les prendre autrement. Tous ces gens ont toujours compté sur moi. »
— « Et Stiffy ? Vous avez de ses nouvelles ? »
Fabian émit un grognement de colère. « Cet imbécile s’est évadé ! »
— « De l’hôpital ? »
— « Pardi ! Il s’est habillé quand les infirmières ont eu le dos tourné et il a pris la poudre d’escampette. Le bougre ! Il a toujours été original. On le cherche mais sans succès jusqu’à présent. »
— « Il devrait normalement se diriger vers Millville. »
— « Sans doute. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de téléphones dont j’ai entendu parler ? Il aurait eu un téléphone chez lui… »
Je secouai la tête. « Hiram a dit qu’il en avait effectivement trouvé un dans sa baraque. »
Le médecin me décocha un regard acéré. « Vous n’êtes pas au courant ? »
— « Non, je ne sais pas grand-chose. »
— « D’après Nancy, vous êtes allé dans… un autre monde, je ne sais où ? Où ça ? »
— « C’est Nancy qui vous en a parlé ? »
— « Non, c’est Gerald. Il m’a demandé mon avis. Il craignait que, si la nouvelle se répandait, cela ne fasse monter la fièvre. »
— « Et alors ? »
— « Je lui ai conseillé de se taire. Les gens sont suffisamment agités comme cela. Il leur a seulement répété ce que vous aviez dit à Nancy à propos des Fleurs. Il fallait bien qu’il lâche quelque chose. »
— « C’est une affaire invraisemblable et je ne sais pas trop moi-même à quoi m’en tenir. Je ne veux pas aborder ce sujet. Dites-moi ce qui se passe, docteur. Quels sont ces feux, là-bas ? »
— « Des soldats qui campent. La milice a pris position tout autour de la ville. On croit rêver ! Personne ne peut sortir de Millville et personne ne peut y entrer mais la troupe boucle la ville ! Toute la population a été évacuée à quinze kilomètres à la ronde. L’aviation patrouille et ils ont même fait venir des blindés. Ce matin, ils ont essayé de dynamiter la barrière. Seul résultat : un cratère dans le pré de Jake Fisher. Ils auraient pu économiser leur dynamite ! »
— « J’ai l’impression qu’ils sont en train d’essayer de creuser une sape sous la barrière. »
— « Si vous saviez tout ce qu’ils ont tenté ! Ils ont envoyé des hélicoptères, s’imaginant sans doute que la barrière n’était qu’une simple muraille. Ils se sont aperçus qu’elle avait un plafond ! Ça a duré tout l’après-midi. Ils ont perdu deux appareils, mais je crois qu’ils ont fini par comprendre que nous sommes enfermés sous une sorte de coupole. Une bulle en quelque sorte. Et il y a aussi ces crétins de journalistes. Une véritable armée de scribouillards ! À la télé et à la radio, on ne parle que de Millville. Dans les journaux aussi, bien sûr. »
— « Il faut reconnaître que c’est une nouvelle de première grandeur. »
— « Je ne dis pas le contraire, Brad, mais cela m’inquiète. La ville est au bord de l’explosion. Les gens ont les nerfs tendus à se rompre. Ils ont peur et sont à manier avec des pincettes. Il suffirait d’un claquement de doigts pour que Millville bascule dans l’hystérie. »
Il s’approcha de moi. « Que comptez-vous faire, Brad ? »
— « Rentrer chez moi puisque, paraît-il, je suis attendu. Voulez-vous m’accompagner, docteur ? »
— « Non. J’étais là-bas quand on m’a fait appeler pour Floyd. Je n’en peux plus. Je vais me coucher. »
Il fit demi-tour et s’éloigna en traînant les pieds. Soudain, il se retourna.
« Prenez garde, mon garçon. On parle beaucoup de ces fleurs. Les gens disent que tout cela ne serait pas arrivé si votre père ne les avait pas cultivées. Ils s’imaginent que c’est une machination ourdie par lui et dont vous faites partie. »
— « Soyez tranquille. Je serai prudent. »
Ils étaient dans le salon. Hiram Martin me vit dès que j’entrai dans la cuisine.
— « Le voilà ! » hurla-t-il en chargeant. Il s’arrêta net devant moi et m’adressa un regard accusateur. « Tu y as mis le temps, » fit-il.
Sans lui répondre, je posai la machine temporelle, toujours enveloppée dans ma veste, sur la table. Le paquet se défit, laissant apparaître l’objet dont les lentilles reflétaient la lumière tombant du plafonnier.
Hiram recula d’un pas. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda-t-il.
— « Quelque chose que j’ai ramené. Une machine à explorer le temps, je crois bien. »
La cafetière était posée sur la cuisinière dont le brûleur marchait à petit feu. L’évier disparaissait sous les tasses sales. Le sucrier était ouvert et des morceaux de sucre souillés de café traînaient un peu partout sur le buffet.
Les personnes qui étaient au salon s’étaient massées devant la porte. Elles étaient plus nombreuses que je ne l’avais supposé. Nancy se détacha du groupe et s’approcha de moi, faisant mine d’ignorer Hiram. Elle posa une main sur mon bras. « Tu vas bien ? »
— « Je me porte comme un charme. »
Elle était belle. Encore plus que dans mon souvenir. Je la pris par la taille. L’espace d’un instant, elle appuya sa tête sur mon épaule. Puis elle se redressa aussitôt. Dommage ! Mais les autres nous regardaient. Gerald Sherwood me fit signe :
— « J’ai donné quelques coups de téléphone. Le sénateur Gibbs est en route avec un représentant du département d’État. En un si court délai, je n’ai pas pu trouver mieux. »
— « Cela fera l’affaire, » répondis-je.
— « Ce que je voudrais, » s’exclama Tom Preston, « ce sont des précisions sur cette histoire que nous a racontée Gerald à propos des fleurs de ton père. »
— « Oui, » dit le maire, Higgy Morris, « qu’est-ce que ces fleurs viennent faire là-dedans ? »
Hiram ne dit rien : il se contenta de me foudroyer du regard.
Nichols, l’avocat, intervint : « Nous n’arriverons à rien comme ça ! Gardons nos questions pour plus tard et que Brad commence par parler. »
— « O. K., » acquiesça Higgy. « Nous l’écouterons avec joie. »
— « Pour commencer, je voudrais qu’il nous dise ce qu’est cet appareil, » protesta Hiram. « C’est peut-être dangereux. C’est peut-être une bombe. »
— « Je ne sais pas exactement, » lui répondis-je. « Cela sert à manipuler le temps. C’est une caméra temporelle, en quelque sorte. »
Tom Preston et Hiram émirent un reniflement de mépris.
— « Alf Peterson t’a appelé une bonne douzaine de fois, » m’annonça Nancy.
— « A-t-il laissé un numéro ? »
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