Après avoir réglé ma note d’hôtel, je suis allé au palais framboise de la rue Nuage, pour inspecter une dernière fois les lieux. Rien de nouveau sauf une chose : une enveloppe dans la boite aux lettres, sans mention d’expéditeur.
Elle était adressée à Francis Sandow, c/o Ruth Laris. Avant de l’ouvrir, je me suis assuré qu’il n’y avait aucun visiteur intempestif. Puis j’ai rempoché un petit tube capable de produire une mort instantanée, silencieuse et apparemment due à des causes naturelles, et je me suis assis en décachetant l’enveloppe.
Oui.
C’était bien une autre photo.
Une photo de Nick, mon vieil ami Nick, Nick le nain, feu Nick, grognant dans sa barbe et prêt à bondir sur le photographe, de la saillie rocheuse où il se tenait debout.
Venez visiter Illyria. C’est là que vivent tous vos amis, mentionnait un billet rédigé cette fois dans ma langue.
J’ai allumé ma première cigarette de la journée.
Malisti, Bayner et DuBois savaient qui était Lawrence J. Conner.
Malisti était mon représentant sur Driscoll, et je le payais suffisamment pour qu’il refuse de se laisser acheter. Certes, il existe d’autres moyens de pression… mais lui-même n’avait appris ma véritable identité que la veille, quand le mot de passe Hou les cornes, brebis galeuse lui avait fourni la clé permettant de déchiffrer l’instruction codée. Cela faisait bien peu de temps pour exercer une pression.
Bayner n’avait aucun intérêt à me doubler. Nous étions devenus partenaires dans une entreprise qui ne représentait qu’une goutte d’eau dans un étang, un point c’est tout. Au niveau de fortune où nous étions, même si nos intérêts entraient en conflit à l’occasion, c’était sur un plan parfaitement impersonnel. Bayner était donc exclu.
DuBois ne me paraissait pas non plus le genre d’homme à livrer mon nom, pas après le langage que je lui avais tenu concernant ma volonté d’en venir aux grands moyens pour arriver à mes fins.
Sur Terre Libre, personne n’avait su où j’allais, excepté le secrétaire automatique dans la mémoire duquel j’avais effacé le fait avant de partir.
J’ai réfléchi à une chose. Si Ruth avait été enlevée et obligée d’écrire la lettre qu’elle m’avait envoyée, son ravisseur serait sûr que je l’avais reçue si j’y répondais, et dans le cas contraire Ruth ne risquait rien.
Ce qui signifiait qu’il y avait quelqu’un sur Driscoll dont j’aurais bien aimé connaître le nom.
Est-ce que ça valait la peine de rester sur place pour le découvrir ? En chargeant Malisti d’enquêter, je devais pouvoir retrouver l’expéditeur de la dernière photo.
Mais si celui-ci était manœuvré par quelqu’un d’autre, il en saurait très peu, il serait peut-être même totalement en dehors du coup. J’ai résolu de lancer Malisti sur la piste en lui faisant envoyer ses résultats sur Terre Libre. Mais je le contacterais en utilisant un autre téléphone que celui de la maison.
D’ici quelques heures, si quelqu’un apprenait que Conner était Sandow, ce serait sans importance. Je serais parti, et je ne redeviendrais plus jamais Conner.
— Toute la misère du monde, m’avait dit un jour Nick le nain, provient de la beauté.
— Pas de la vérité ni de la bonté ? avais-je demandé.
— Oh ! elles y contribuent aussi. Mais c’est la beauté qui est la coupable, c’est elle le véritable principe du mal.
— Pas la richesse ?
— L’argent est doué de beauté.
— Quand on n’en a pas assez, de même que la nourriture, la boisson…
— Exactement ! avait-il annoncé en reposant si violemment sa chope de bière sur la table qu’une douzaine de têtes se tournèrent dans notre direction. La beauté, toujours elle !
— Et les hommes beaux ?
— Ou ils en ont conscience et ce sont des salauds, ou ils en sont gênés parce qu’ils se savent détestés par les autres. Dans le premier cas ils écrasent leurs semblables, dans le second ils s’écrasent eux-mêmes et ils finissent par devenir des tantes ou ce genre de truc. Tout ça à cause de cette saloperie de beauté !
— Et les objets qui sont beaux ?
— Ils poussent les gens à voler, ou à se sentir malades parce qu’ils ne peuvent pas les avoir. Saleté de…
— Pourtant ce n’est pas la faute d’un objet s’il est beau, ni d’un homme s’il est séduisant. Ça se passe ainsi, c’est tout.
Nick avait haussé les épaules :
— La faute ? Qui a dit qu’il fallait être fautif ?
— Tu parlais du mal. Cela implique quelque part une notion de culpabilité.
— C’est la beauté qui est coupable, je te l’ai dit.
— La beauté en tant que principe abstrait ?
— Oui.
— Et telle qu’elle s’incarne dans les objets individuels ?
— Oui.
— C’est ridicule ! Pour être coupable, il faut être responsable, avoir une intention délibérée…
— La beauté est responsable !
— Tiens, prends une autre bière.
Ce qu’il fit, avant d’émettre un rot.
— Regarde le séducteur, là, au bar, reprit-il, le gars qui fait du gringue à la pépée en robe verte. Un jour il se fera casser la gueule. Ça n’arriverait pas s’il était moche.
Nick corrobora ses dires un peu plus tard en cassant la gueule au type, parce que celui-ci l’avait traité de demi-portion. Donc il y avait peut-être quelque chose de vrai dans ce qu’il racontait. Nick mesurait environ un mètre vingt. Il avait les épaules et les bras d’un athlète. À la lutte il était imbattable. Sa tête était normale, avec chevelure et barbe blondes en broussaille, des yeux bleus surmontant un nez busqué dévié vers la droite, et un sourire mauvais qui ne révélait habituellement qu’une demi-douzaine de dents jaunes. C’était à partir de la taille qu’il était complètement atrophié. Il venait d’une famille puante où l’on était militaires de carrière. Son père avait été général, et tous ses frères sauf un étaient officiers dans un corps d’armée quelconque. L’enfance de Nick avait été bercée par la pratique des arts martiaux. Il connaissait l’usage de toutes les armes existantes. Il pratiquait l’escrime, le tir, la cavalerie, il savait placer des charges d’explosifs, briser avec ses mains des planches et des nuques, nettoyer un terrain, moyennant quoi nulle part dans la galaxie il ne pouvait être recruté, parce qu’il était un nain. Je l’avais engagé comme chasseur de fauves, pour détruire mes sujets d’expérience ratés. Il détestait ce qui était beau et plus grand que lui.
— Ce que nous trouvons beau, lui dis-je, peut être pour un Rigélien un objet de dégoût, et vice versa. La beauté est un concept relatif. Et tu ne peux la condamner en tant que principe abstrait si…
— Et alors ? répondit-il. Ils font du mal, volent, violent, détruisent en fonction de critères différents. Mais c’est toujours à cause de la beauté.
— Mais comment peux-tu blâmer un objet individuel…
— Nous commerçons bien avec les Rigéliens, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Donc ça peut être traduit. J’en ai assez dit.
Alors le bellâtre du bar qui faisait du gringue à la pépée en robe verte nous côtoya en se rendant aux toilettes et il traita Nick de demi-portion en lui demandant de déplacer son siège pour lui laisser le passage. Et ceci mit fin à notre soirée en cet endroit.
Nick répétait toujours qu’il mourrait dans le feu de l’action, au cours de quelque safari exotique, mais il a trouvé son Kilimandjaro dans un hôpital de la Terre, où on l’a guéri de tout ce qu’il avait sauf de la pneumonie irrémédiable qu’il avait attrapée sur les lieux.
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