Il avait des yeux pour voir la coupe de mon costume, et donc son prix ; et peut-être ma voix, après des années passées à donner des ordres, avait-elle un ton autoritaire qui ne trompait pas. En tout cas il n’a pas fait un geste pour se servir du téléphone et appeler la police.
— Tout s’est fait par téléphone et par courrier, a-t-il repris. Sincèrement j’ignore où elle réside à présent. Elle a simplement dit qu’elle quittait la ville et me chargeait de vendre la maison ainsi que son contenu, en déposant l’argent à son compte en banque. J’ai donc accepté l’affaire, en prenant le Soleil Liquide comme intermédiaire.
Ses yeux se sont détournés avant de se fixer à nouveau sur moi :
— En fait elle m’a bien laissé un message, en me priant de le transmettre à une autre personne que vous si cette personne venait à me le réclamer. Dans le cas contraire, au bout d’un délai de trente jours, je dois le faire suivre à l’adresse de la personne en question.
— Puis-je connaître son identité ?
— C’est là une matière d’ordre privé, monsieur.
— Prenez le téléphone, ai-je déclaré, et appelez le 73 73 73 73 à Glencoe en P.C.V., en demandant à parler à Domenic Malisti, le directeur des entreprises. Notre Objet sur cette planète. Identifiez-vous, dites-lui : Hou les cornes, brebis galeuse et demandez-lui de vous spécifier l’identité de Lawrence John Conner.
DuBois a obéi et, quand il eut raccroché, il s’est levé et a traversé son bureau jusqu’à un petit coffre-fort mural qu’il a ouvert pour en sortir une enveloppe. Il me l’a tendue. Elle était cachetée et portait, tapée à la machine, la suscription Francis Sandow.
— Merci, ai-je dit en l’ouvrant.
Luttant contre mes sentiments, j’ai examiné les trois choses que l’enveloppe contenait. Une autre photo de Kathy, pose différente, arrière-plan pas tout à fait pareil ; une photo de Ruth, plus âgée, un peu empâtée, mais toujours séduisante ; et un billet.
Le billet était rédigé en pei’en. La salutation initiale qui me nommait était suivie d’un petit signe utilisé dans les textes sacrés pour désigner Shimbo le Semeur de Tonnerre.
Le message était signé Vert Vert, et cette mention s’accompagnait de l’idéogramme réservé à Belion, qui n’était pas l’un des vingt-sept Noms vivants.
J’étais perplexe. Très peu de gens connaissent l’identité des porteurs de Noms, et Belion est l’ennemi traditionnel de Shimbo. Il est le dieu du feu qui vit sous la terre. Shimbo et lui passent leur temps à se tailler en pièces entre leurs résurrections.
J’ai lu le message : Si tu veux tes femmes, cherche-les sur l’Ile des Morts. Bodgis, Dango, Shandon et le nain t’attendent aussi.
Chez moi sur Terre Libre se trouvaient les photos en relief de Bodgis, Dango, Shandon, Nick, Dame Karle (laquelle pouvait être désignée comme l’une de « mes femmes ») et Kathy. C’était les six photos que j’avais reçues. Et maintenant il s’était également emparé de Ruth.
Mais qui ?
Je ne connaissais personne du nom de Vert Vert du plus loin que je me souvienne, mais bien entendu je connaissais l’Ile des Morts.
J’ai répété :
— Merci.
— Un ennui, Mr Sandow ?
— Oui, mais j’arrangerai ça. Ne vous en faites pas, vous n’êtes pas concerné. Oubliez mon nom.
— D’accord, Mr Conner.
— Bonsoir.
— Bonsoir.
J’ai pénétré dans la maison de la rue Nuage. J’ai parcouru le vestibule, les différents salons. J’ai trouvé la chambre de Ruth et l’ai explorée. Tout le mobilier était resté en place. Plusieurs penderies et commodes étaient remplies de vêtements, ainsi que d’une foule d’objets personnels qu’on ne laisse pas derrière soi en s’en allant. C’était drôle de marcher dans cette maison substituée à l’autre et de tomber çà et là sur quelque chose de familier – horloge ancienne, tableau, coffret à cigarettes en étain repoussé – en songeant comme la vie redistribue les choses qui eurent un sens en les disséminant parmi celles qui seront à jamais étrangères, et comme leur magie personnelle est ainsi détruite, sinon dans le souvenir qu’on garde du lieu et de l’époque où elles avaient leur place, et en les revoyant on est ému brièvement, d’une manière surréaliste, et cette magie même disparaît aussi tandis que, par la déchirure due à cette rencontre, les images qu’on avait dans la tête se vident des émotions oubliées. C’est du moins ce que j’éprouvais tout en fouillant la maison à la recherche d’indices. Les heures s’écoulaient, je passais tout au peigne fin, et peu à peu la notion dont j’avais pris conscience dans le bureau de DuBois, la sensation qui ne m’avait pas quitté depuis le jour de l’arrivée de la première photo, achevait de décrire son circuit : du cerveau aux intestins pour revenir au cerveau.
Je me suis assis en allumant une cigarette. C’était dans cette chambre que la photo de Ruth avait été prise ; la sienne n’avait pas le même arrière-plan de ciel bleu et de rochers que les autres. J’avais cherché partout sans rien trouver : pas de trace de violence, aucun indice quant à l’identité de mon ennemi. J’ai prononcé les mots à haute voix : « Mon ennemi », les premiers mots que je formulais depuis le « Bonsoir » adressé à l’avoué aux cheveux blancs devenu subitement coopératif, et ces mots rendaient un son étrange dans l’immense aquarium qu’était cette maison. Mon ennemi.
Il jouait maintenant au grand jour. Il voulait ma présence, dans un but dont je n’étais pas certain. Mais, à première vue, pour causer ma mort. Il eût été utile de savoir lequel de mes nombreux ennemis se cachait derrière ce plan. J’ai réfléchi. J’ai considéré le choix bizarre du lieu de rendez-vous, du champ de bataille. Je me suis remémoré mon rêve lié à ce lieu.
C’était absurde d’espérer me prendre au piège dans un endroit pareil, à moins de ne rien connaître de mon pouvoir dès que je prends pied sur un des mondes que j’ai faits. Tout s’allierait à moi si je retournais sur Illyria, le monde que j’avais placé il y a bien des siècles là où il est, le monde qui renferme l’Ile des Morts, mon Ile des Morts.
Et j’y retournerais, je le savais. Ruth, et l’éventualité de Kathy… Cela rendait inévitable mon retour à cet étrange Éden que j’avais jadis édifié. Ruth et Kathy… Je n’aimais pas juxtaposer les deux images, mais il le fallait. Elles n’avaient jamais eu pour moi une existence simultanée, et maintenant cette impression ne me plaisait pas. J’irais là-bas, et celui qui me tendait ce piège aurait brièvement le temps de s’en repentir avant de séjourner sur l’Ile des Morts pour l’éternité.
J’ai écrasé le mégot de ma cigarette et suis sorti de la maison en verrouillant la porte. Puis je suis retourné au Spectrum. Subitement j’avais faim.
Je me suis habillé pour dîner et suis descendu dans le hall. J’avais remarqué un petit restaurant qui avait l’air correct à gauche en sortant. Malheureusement il venait de fermer. J’ai donc demandé à la réception où je pouvais aller pour faire un repas valable.
— À la Tour Bartol, sur la baie, a dit l’employé de nuit en étouffant un bâillement. C’est ouvert encore pour plusieurs heures.
Il m’a indiqué comment m’y rendre, et je suis parti, et c’est comme ça que j’ai raflé ma part sur l’affaire des pipes de bruyère. Ridicule est un mot qui convient mieux qu’étrange, mais tout le monde vit à l’ombre du Grand Arbre, n’est-ce pas ?
Je suis arrivé, et j’ai donné à garer mon glisseur à un uniforme que je vois partout où je vais, surmonté d’une face souriante, ouvrant devant moi des portes que je peux ouvrir moi-même, me tendant une serviette dont je n’ai pas besoin, me retirant un porte-documents que je ne tiens pas à déposer, la main droite à hauteur de la ceinture, prête à se retourner la paume en l’air au moindre scintillement de métal ou crissement de papier du type approprié, avec de larges poches pour enfouir les articles en question. Il me suit depuis mille ans, et ce n’est pas tellement l’uniforme qui m’irrite. C’est ce putain de sourire, qui est déclenché par une seule chose. Mon glisseur a été déplacé un peu plus loin et laissé entre deux lignes peintes. Car nous sommes tous des touristes.
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