J’ai vu les ombres des morts qui flottaient comme la brume ou se tenaient debout à l’abri des rochers sombres. Je savais que c’étaient des morts, car j’apercevais parmi eux Nick le nain se livrant à des gestes obscènes, et le télépathe Mike Shandon, l’homme qui avait presque renversé un empire, mon empire, et que j’avais tué de mes propres mains, et il y avait aussi mon vieil ennemi Dango la Fine Lame, et Court-cour Bodgis, l’homme au cerveau d’ordinateur, et Dame Karle d’Algol, que j’avais aimée et détestée.
J’ai invoqué ce que j’espérais pouvoir encore invoquer.
Un roulement de tonnerre a retenti et le ciel dégagé est devenu bleu et brillant comme un lac de mercure azuré. Et l’espace d’un instant je l’ai vue là, au delà de ces eaux dans ce lieu sombre, Kathy, toute en blanc, et nos yeux se sont croisés tandis que s’ouvrait sa bouche, et je l’ai entendue prononcer mon nom mais rien d’autre, car le coup de tonnerre qui suivit apportait avec lui les ténèbres totales, et ces ténèbres se répandirent sur cette île et sur celui qui s’était tenu au bord de cette falaise, le bras à demi tendu. Je suppose que c’était moi.
Quand je me suis réveillé, j’avais une vague idée de ce que ça voulait dire. Une vague idée, pas plus. Et j’avais beau réfléchir, je n’en comprenais pas davantage.
J’avais créé jadis l’Ile des Morts de Bœcklin pour satisfaire la lubie d’un groupe de clients, avec des accords de Rachmaninov qui me couraient dans la tête comme des fantômes de bonbons. Ce fut un rude travail. Surtout si l’on pense que je suis un être doté d’une imagination surtout picturale. Chaque fois que je songe à la mort, ce qui est fréquent, deux images se présentent à tour de rôle à mon esprit. L’une est la Vallée des Ombres, une vaste vallée obscure qui débute entre deux éperons massifs de roche grise, avec un sol herbeux d’abord de la couleur du crépuscule, et qui s’assombrit de plus en plus à mesure que le regard se porte plus loin, jusqu’à n’être plus que le noir même de l’espace interstellaire, sans étoiles, sans comètes, sans météores, sans rien ; et l’autre image est ce tableau délirant peint par Bœcklin, l’Ile des Morts, l’endroit que je venais de visiter en rêve. De ces deux lieux, l’Ile des Morts est de loin le plus sinistre. La Vallée semble détenir en elle une certaine promesse de paix. C’est peut-être parce que je n’ai jamais conçu et exécuté une Vallée des Ombres, en transpirant pour rendre chaque nuance, chaque touche subtile de ce paysage propre à étreindre le cœur. Mais au milieu d’un monde qui était par ailleurs un Éden, j’ai érigé un jour une Ile des Morts, et elle s’est consumée dans ma conscience au point que je ne pourrai jamais l’oublier complètement, car elle fait partie de moi comme je fais partie d’elle. Et cette part de moi venait de me faire signe de la seule façon qui était à sa portée, en réponse à une sorte de prière. C’était un avertissement, je le sentais, et c’était aussi un indice, un indice que je pourrais déchiffrer en temps utile. La peste soit des symboles, qui de par leur nature même, dissimulent autant de choses qu’ils en révèlent !
Kathy m’avait vu au cours de ma vision, ce qui signifiait qu’il y avait peut-être une chance…
J’ai branché l’écran et observé les spirales de lumière tournant dans le sens des aiguilles d’une montre et dans le sens inverse, autour d’un point situé droit devant moi. C’était les étoiles, visibles seulement sous cette forme, ici, dans la sous-dimension de l’espace. Et tandis que je me tenais là, face à l’univers tournoyant autour de moi, j’ai senti les bourrelets de graisse accumulés qui tapissaient la section médiane de mon âme prendre feu et se mettre à brûler. Alors, l’homme que j’avais si fermement travaillé à devenir est mort, du moins je l’espère, et j’ai su que Shimbo de la Tour de l’Arbre Noir, le Semeur de Tonnerre, était toujours vivant.
J’ai regardé les étoiles tourbillonnantes avec gratitude, orgueil et tristesse, comme seul peut le faire un homme qui a survécu à sa destinée pour s’apercevoir qu’il peut encore s’en forger une autre.
Un peu plus tard, le tourbillon du ciel m’aspirait en me faisant plonger au cœur noir du sommeil, doux et immobile, froid et sans rêves, peut-être comme la Vallée des Ombres.
C’était deux semaines avant que Lawrence Conner fasse atterrir son Model T sur Aldébaran 5, planète qui porte le nom de Driscoll, en l’honneur de son découvreur. Deux semaines tout au moins à bord du Model T, car le temps qui s’écoula durant la phase est nul. Qu’on ne me demande pas pourquoi. Je n’ai pas le temps d’écrire un livre. Mais Lawrence Conner eût-il décidé de rebrousser chemin et de retourner sur Terre Libre, il aurait pu consacrer deux autres semaines aux joies de la lecture, de l’introspection et de la calisthénie, tout en revenant l’après-midi même du jour où Francis Sandow était parti, comblant ainsi les désirs des animaux. Toutefois, il n’en fit rien. Il aida au contraire Sandow à rafler sans le vouloir sa part sur l’affaire des pipes de bruyère, dans le simple but de sauvegarder les apparences tandis qu’il examinait les pièces du puzzle. Peut-être s’agissait-il de pièces mélangées appartenant à différents puzzles. Il n’y avait aucun moyen d’en décider.
Je portais un costume tropical en tissu léger et des lunettes de soleil, car seuls quelques nuages orange parsemaient le ciel jaune, et le soleil m’entourait d’ondes de chaleur qui se brisaient sur les pavés pastel en les éclaboussant et en pulvérisant des gerbes où la réalité se déformait. Je conduisais mon véhicule de louage, un aéroglisseur, dans la colonie artistique d’une ville appelée Midi, endroit trop aiguisé, trop fragile, trop inévitablement au bord de la mer pour mon goût – avec des tours, des spirales, des cubes et des ovoïdes que les gens appellent maisons, bureaux, studios ou boutiques, le tout fait de ce matériau nommé glacylline, qu’on peut rendre incolore ou teinté, opaque ou transparent, par un simple contrôle modifiant l’agencement des molécules – et j’étais à la recherche de Nuage, une rue près du port, à travers cette cité qui changeait constamment de couleur autour de moi, pareille à une sorte de gelée composite – fraise, framboise, cerise, orange, citron et limette – avec de nombreux morceaux de fruits à l’intérieur.
J’ai retrouvé la maison à l’ancienne adresse, comme Ruth me l’avait annoncé.
Elle avait effectivement changé. Autrefois c’était un des rares îlots de résistance opposés à la prolifération de la gelée qui submergeait la ville, à l’époque où nous habitions ici ensemble. Maintenant, elle aussi avait succombé. Le mur de stuc où s’ouvrait une grille de fer forgé, la cour intérieure recouverte de cailloutis, l’hacienda bordée d’une petite piscine dont l’eau faisait miroiter des reflets de soleil comme des fantômes sur les murailles de crépi et les tuiles, tout cela avait disparu, remplacé par un château de gelée couleur framboise, flanqué de quatre tourelles.
J’ai rangé mon glisseur et, après avoir traversé un pont arc-en-ciel, j’ai touché sur la porte la plaque d’annonce des visiteurs.
— Cette maison est vide, a déclaré par un haut-parleur caché une voix mécanique.
— Quand miss Laris sera-t-elle de retour ? ai-je demandé.
— Cette maison est vide, a répété la voix. Si son achat vous intéresse, vous pouvez contacter Paul Glidden à la société immobilière du Soleil Liquide, 178, avenue des Sept Soupirs.
— Miss Laris n’a pas donné sa nouvelle adresse ?
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