L’oiseau s’envole une fois de plus. Il vole bas, très bas, dangereusement bas, puis il remonte et va tout droit ! Il rase les barbelés-rasoirs et, sitôt après, Necdet entend des cliquetis sur le toit.
Les coques en polystyrène, à présent. Chevelu s’en occupe. Il tranche les bandes adhésives et déballe le Bullpack. Dans chaque paquet est niché un cylindre en alu brossé de la longueur d’un avant-bras. Des ogives nano. Au nombre de quatre. Quatre ogives. Quatre pompes.
Necdet remarque des bruits sur le toit, sans doute les reptations d’un serpent. Il a cessé de se soucier de ce que peuvent entendre Gros Salopard et Connard grincheux. Tout ceci est divin, c’est Hizir qui se manifeste dans les fréquences de l’audible. Il a le serpent robot juste au-dessus de lui.
Juste à côté de la porte de la mescid, sur la banquette où les vieillards viennent s’asseoir lorsqu’il fait chaud, Can reçoit les images transmises par Oiseau et en trépigne de surexcitation. Il l’a retrouvé, oui, il l’a retrouvé ! Il s’agit de toute évidence d’une station de compression, comme l’a deviné M. Ferentinou. La camionnette blanche est à l’intérieur de l’enceinte grillagée. Faire revenir Bébé Rat sera délicat. Après, peut-être ? Après quoi ? Il ne s’est pas encore posé la question.
Image suivante. Voilà la femme au foulard vert et le gros type en tee-shirt SuperDry. Des armes ! Regardez, des armes ! C’est certainement plus que suffisant pour inciter les policiers à le prendre au sérieux. Viennent ensuite des images des boîtes et des caisses posées sur le sol et des terroristes accroupis à côté. D’autres armes. Il y a aussi Necdet, les mains dans le dos à côté d’un pilier. Le revoilà en gros plan, les yeux rivés sur Oiseau. Il sait !
Can n’a pas de temps à perdre en bavardages. Il déplie son ceptep et envoie l’image à la police de Kayisdagi dont il a gardé l’indicatif en mémoire. Cette fois, ils seront bien obligés de le croire, même s’il n’a que neuf ans !
Et Necdet a besoin de son aide. Can croise ses pouces réchauffés par le soleil dans le champ haptique et agite les doigts. Il fait descendre Oiseau en vol plané pour le poser sur le toit de l’abri des pompes et, dès que ses serres entrent en contact avec le métal, il le désintègre et le métamorphose en Serpent. Il dispose de suffisamment de repères visuels pour tracer une carte et localiser avec précision le point de la toiture sous lequel se trouve Necdet. Il envoie Serpent ramper écaille après écaille vers le bas du pilier, jusqu’au prisonnier.
Regarde-moi, regarde-moi.
Le contact oculaire est fugace mais un léger sursaut de la tête et la dilatation des narines de Necdet lui apportent une confirmation : Je t’ai vu. Can envoie Serpent sur l’arrière du pilier, là où les terroristes ne pourront pas le voir. Vient ensuite le plus difficile, lire ce que dit Necdet sur ses lèvres en le regardant de profil. Qu’articule-t-il ? Grr ard. Grr ard.
« Gros Salopard, glousse Necdet. Gros Salopard ! »
Un employé de la station-service renfile ses bottes en caoutchouc après avoir prié dans la mescid de tôle rouillée, et il regarde cet enfant qui ne lui semble pas tout à fait normal. Gros Salopard. Il ne peut s’agir que de SuperDry. Qu’il soit gros est indéniable, même si Can le trouve plutôt sympa… et un peu à côté de ses pompes.
Va à l’aplomb de Gros Salopard.
S’y rendre est difficile. Serpent doit en effet se déplacer très lentement et prudemment, pour ne pas être vu, et il faut garder constamment Necdet dans le champ des caméras alors que la progression s’effectue la tête en bas et que l’adhérence laisse à désirer. Can se mord la langue, tant il se concentre. Il a oublié le froid, les gens présents autour de lui, le lieu où il se trouve, lorsqu’il positionne enfin Serpent à l’aplomb de SuperDry. Serpent va tomber de haut, non ? Can va enfin pouvoir expérimenter son « attaque reptilienne démoniaque », ce qu’il a toujours rêvé de faire à la femme de l’appartement deux pour l’entendre hurler. Attaque reptilienne démoniaque ! Il capte le regard de Necdet, se concentre sur ses lèvres. Necdet détourne le visage.
Attends.
Ne le regarde pas. Mais pendant combien de temps ce gosse pourra-t-il maintenir son serpent tout là-haut, tête en bas sous le toit ? Si tu bouges, ils remarqueront que tu as pratiquement dégagé une main. Cependant, ses doigts semblent être comprimés dans un étau, c’est comme si leurs extrémités allaient exploser et tout éclabousser de sang.
Chevelu a déplié son ordinateur pour le connecter à un panneau du système de contrôle des pompes. Il saisit des instructions, lit des données par l’entremise de son scripteur oculaire. Le résultat paraît le satisfaire. Une autre série de saisies. Quatre panneaux ovales striés du noir et jaune des machins vraiment dangereux s’ouvrent sur le boîtier. Chevelu sourit. Foulard vert l’aide à charger les cartouches, une par pompe. Elles s’insèrent avec précision dans les logements prévus à cet effet et Necdet se demande ce que ceux d’Özer doivent y placer en temps normal. Ça lui fait oublier la souffrance, alors qu’il déplace ses pouces dans un sens et dans l’autre, comme pour scier les bandes en plastique semi-rigide. Les panneaux se referment.
Necdet redresse la tête, surpris. Le bruit était si doux et diffus qu’il s’est rétracté dans le fond sonore qui ne retient pas son attention, comme les grondements de la circulation. C’est seulement à présent qu’il a disparu que son absence l’intrigue. Le bourdonnement des moteurs a cessé.
« Les pompes se sont arrêtées ! s’exclame Chevelu.
— Quoi ? demande Connard grincheux.
— Les pompes se sont arrêtées. Écoutez, plus rien ne marche !
— Remets-les en route, ordonne Foulard vert.
— Il doit s’agir d’un test automatique et je devrais pouvoir passer outre. » Chevelu se penche sur le clavier et s’affaire. « Non. C’est un ordre envoyé du centre de contrôle. Voyons voir s’il est possible de l’annuler. Non. La totalité du réseau est touchée. Tout le système d’Özer a été déconnecté. »
Même Gros Salopard s’est mis debout. Necdet lève les yeux. Serpent le suit sous le plafond, en rampant derrière les conduites et les câbles.
« Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’essaie de le déterminer. C’est comme si Özer venait de disparaître.
— Trouvez-moi une clé, il doit être possible d’ouvrir manuellement les vannes ! » gronde Connard grincheux en passant entre Chevelu et Foulard vert.
Necdet remarque alors un nouveau bruit, tout d’abord quasi imperceptible puis de plus en plus sonore. Pour une fois, ce n’est pas Hizir qui s’adresse à lui car Foulard vert, Chevelu, Connard grincheux et Gros Salopard ont redressé la tête. Ils entendent comme lui le bourdonnement d’un milliard d’insectes.
« Des microbots ! s’exclame Connard grincheux en glissant une main dans son gant-arme.
— Maintenant ! » crie Necdet.
Le reptile se laisse choir sur la tête de Gros Salopard, qui hurle, recule en titubant, trébuche et part à la renverse en s’agitant comme un beau diable et en poussant des cris de terreur primale. Un serpent tombé du ciel ! Necdet se dégage de ses liens. En deux pas, il atteint Gros Salopard qui est toujours sur le sol, ramasse son fusil d’assaut avec ses mains ensanglantées et lui balance un violent coup de crosse dans le ventre. Gros Salopard vomit.
« Pardonne-moi, mon frère. »
Necdet le frappe encore, cette fois à la tempe, puis il s’enfuit. Il croise un ouragan de microbots dans la ruelle. Il voit les ingénieurs de Dieu lever leurs armes gants de boxe et les microbots tombent tels des flocons de neige noire. Les terroristes pivotent, visent, tirent sans bruit. Les bots volants sont éliminés, un escadron après l’autre, et leurs carcasses pleuvent sur ses épaules et sa tête. Necdet court toujours, vers la rue dégagée. Deux rats blancs, un gros et un tout petit, détalent à ses côtés. Puis, dans un tonnerre de rotors, l’hélicoptère surgit.
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