Neuf heures quarante-cinq. Les services du Maliye Bakanligi terminent la vérification des comptes d’Özer gaz et matières premières. Tous les codes et les mots de passe sont aux mains des enquêteurs de la brigade financière, et extra et intranet sont verrouillés. Banques en ligne, trade, e-commerce, fourniture et logistique sont arrêtés. Les Intelligences Artificielles sont déconnectées et désactivées l’une après l’autre, à la fin de l’audit de la brigade financière qui suit l’odeur de l’argent et s’éloigne de la tour Levent pour se rapprocher des filiales, clients et fournisseurs de service. Les systèmes légaux automatiques envoient des mises en demeure à Özbek Consulting, aux cabinets d’audit d’Özer, à la banque SarayTRC et à la société Nabucco Pipeline. Dans toute l’Anatolie les pompes s’arrêtent et le silence envahit les stations de compression. L’Arbre à Fric pend au milieu du puits des échanges, éteint et sans vie. Les responsables hiérarchiques réunissent les membres de leurs services sur l’Esplanade et leur crient de rentrer chez eux, de revenir le jour suivant pour recevoir des instructions et aller récupérer leurs objets personnels dans leurs bureaux. Özer gaz et matières premières a interrompu toutes ses activités. Le dernier des bouts de papier descend en dessinant une spirale comme un flocon de neige pour se poser sur l’esplanade. Le Prophète du Kebab n’a jamais réalisé pareille recette.
Neuf heures cinquante. Adnan Sarioglu suit Istiklal Cadessi, il s’éloigne dans les rues en se faufilant entre les fardiers électriques, les attroupements de femmes et les petites camionnettes blanches qui apportent le poisson au marché de Balik Sok. Sa démarche est à la fois légère et pleine d’assurance. Il lui semble que le pas suivant lui permettra d’atteindre un monde totalement différent. Il est étourdi par le vertige qu’alimente l’audace. Il a réussi. Il a dans son attaché-case quatre millions en titres au porteur et dans la poche intérieure gauche de sa veste une attestation d’immunité signée par le procureur principal de la brigade financière. La poche droite contient un document identique mais délivré par le Service des Antiquités. Il a détruit Özer, provoqué l’effondrement financier du siècle, et il peut se rendre où il le souhaite. Pour la première fois depuis très longtemps, il n’est attendu nulle part, il n’a rien à faire. Le tram pour touristes passe dans un bruit de ferraille en direction du terminus de Tünel ; un caprice lent et crissant, merveilleusement privé de pragmatisme. Il discerne à peine le sommet de la tour de Galata au-dessus des façades qui datent du milieu du XIXe siècle, et il finit par entr’apercevoir la Corne d’Or qui est du bleu le plus profond, le plus pur, qu’il a jamais contemplé. Des navires s’y déplacent en tressautant et ahanant, et il lui semble découvrir tout cela comme le jour où il est descendu du car à son arrivée de Kas, lui le plagiste que l’eau terrifiait. Le cœur d’Adnan fait des bonds et c’est à petites foulées qu’il suit Yeuse Kadiri Cadessi. Il se sent très grand, démesuré au point de pouvoir franchir les sept cieux d’une seule enjambée. Voilà le pont de Galata et son alignement de pêcheurs, ses trams qui suivent la bande centrale et du côté opposé les dômes et minarets de Sultanahmet. Il se met à courir au cœur de la circulation en esquivant les véhicules que l’autofrein fait piler – ce qui déclenche des concerts d’avertisseurs et projette des ondes de perturbation vers le haut et le bas des boulevards encombrés –, coupe devant les trams qui montent en se balançant de Müeyettzade, se dirige vers le pont, passe en trombe près des pêcheurs et de leurs bouteilles en plastique contenant leurs amorces secrètes, leurs boîtes à outils pleines d’hameçons et d’appâts, et leurs seaux où frétillent les petits poissons de la Corne d’Or.
Retrouve-moi sur le pont, lui a-t-il dit. Au-dessus des flots. Et elle est là, au centre de la large chaussée, loin des cannes à pêche et des pêcheurs ; sourcils légèrement froncés mais élégante, forte, magnifique, ses cheveux réunis en une pyramide de boucles brunes. Elle regarde du côté opposé, mais elle finit par l’apercevoir et il agite les bras comme un manchot ayant sombré dans la démence, un animal qui cesse alors d’être un oiseau sans ailes pour devenir un avion comparable au grand Airbus blanc qui vire au-dessus des flots pour entamer son approche des pistes de l’aéroport d’Istanbul. Puis il rabat ses bras et s’élance vers Ayse, si follement que les promeneurs s’écartent et crient : Faites attention à ce dingue bien habillé ! Ayse sourit, rejette la tête en arrière et secoue sa chevelure noire bouclée, puis ils se retrouvent, au-dessus des flots, en plein milieu du pont de Galata.
Necdet repère l’oiseau pendant que les ingénieurs de Dieu déchargent le véhicule. Il fait un piqué depuis un des balcons d’un immeuble d’habitation qui se découpe au-delà du grillage et des barbelés de la station de compression. L’étrangeté de son vol retient l’attention. Les battements d’ailes sont laids et mécaniques, bizarres et à contretemps, comme ceux d’un ptérodactyle à l’animation bâclée qu’il a vu dans un vieux film. Les proportions laissent à désirer, elles aussi. Les ailes sont trop longues et aucun oiseau n’a une queue pareille. La tête. La tête… L’oiseau rive ses six yeux sur Necdet au passage puis remonte se percher sur le toit de la station de compression.
Les ingénieurs de Dieu sont occupés à aligner avec précision le matériel qu’ils sortent de l’arrière de la camionnette et ils ne prêtent pas attention à l’étrange volatile. À présent que leurs accessoires sont prêts et bien rangés, Necdet remarque que tout est en quatre exemplaires : quatre cartons, quatre caisses en plastique, quatre boîtes en polystyrène antichoc.
Les cartons contiennent des objets que Necdet ne peut identifier, des hybrides de pulvérisateur pour nettoyant domestique et de gant de boxe. Un chacun, qu’ils enfilent sur une main. Des armes d’une sorte ou d’une autre. Ils se munissent de grosses cartouches qui doivent être des munitions, six par chargeur. Un chargeur chacun. Chevelu et Gros Salopard essaient les leurs, pour tester leur poids et découvrir si elles leur conviennent. Ils s’entraînent à viser des cibles. Ils paraissent satisfaits et font claquer ces machins dans l’autre paume. Bien. Bien.
L’oiseau fait un piqué pour aller des boutiques aux immeubles, et il s’intéresse de nouveau à lui. Necdet sait désormais de quoi il s’agit. Aide-moi , articule-t-il.
Les membres de l’équipe sortent des caisses en plastique des sortes de colliers qu’ils se mettent autour du cou avec autant de soin que de piété. Il remarque des larmes, dans les yeux de Foulard vert, quand Chevelu fait cliqueter le fermoir du sien. Ce sont des colliers si serrés qu’ils en étouffent presque. Necdet voit une pierre précieuse au centre de chacun d’eux et se rappelle avoir déjà vu un tel objet. Il brillait sur la gorge de cette femme, à bord du tram. Elle a levé la main pour l’effleurer et sa tête a explosé. La sœur de Foulard vert. D’après ce qu’a dit cette dernière, Necdet a présumé qu’elle souffrait d’une maladie incurable. Mais ses ravisseurs ne sont pas malades et ce collier n’est pas un instrument de suicide. La mort est accessoire. Ces dispositifs servent à diffuser autour d’eux des nanoagents. Les ingénieurs de Dieu ne se laisseront pas capturer. Necdet tire encore sur ses liens. Lubrifiés par sa sueur, les renflements de ses pouces glissent un peu plus loin à l’intérieur de la boucle. Gros Salopard lorgne Necdet qui reste docilement adossé à un pilier en béton.
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