La route est longue, jusqu’à Kayisdagi Cadessi, et lorsqu’il atteint enfin son but Can a tout calculé. Son plan est sans faille. Il est vraiment malin ! Mais si la station de compression se trouve au cœur d’une agglomération, il constate sur le plan qu’il n’y a dans les parages aucune çayhane où il pourrait aller s’installer pour surveiller les lieux. Une galerie marchande occupe l’extrémité du cul-de-sac et une station-service avec un distributeur de billets ainsi qu’une petite chapelle pour voyageurs se trouvent de l’autre côté de la chaussée. On voit constamment des enfants traîner autour des stations-service et des distributeurs de billets, et personne ne trouvera sa présence suspecte s’il va s’asseoir sur le seuil de la mescid. Si les ravisseurs n’ont pas amené avec eux les Samsung de surveillance, il utilisera Oiseau. Dans le cas contraire, il se servira de Rat ou de Serpent. D’une façon comme de l’autre, il enregistrera la scène, il filmera tout. Lorsqu’il leur a téléphoné, la veille au soir, les policiers n’ont pas voulu le croire. Ils y seront bien forcés, s’il a des preuves visuelles de ses dires. Oui, son plan est excellent ! Il commence même à avoir presque chaud.
Sekure Durukan s’agenouille devant le tronçon de conduite en béton et ramasse le trognon de pomme, la bouteille d’eau vide, le papier qui a enveloppé les gözlemes. Elle lève tout cela dans ses mains réunies, comme pour prier, avant de gémir – les lamentations d’une femme aux funérailles de sa mère. Les ouvriers du chantier lèvent les yeux de leur thé du matin, mal à l’aise.
« C’est d’ici qu’émanait cet appel, déclare le sergent de police.
— Et vous n’avez rien fait ? lance Georgios Ferentinou.
— Si on se déplaçait toutes les fois qu’un gosse nous téléphone, on ne ferait rien d’autre.
— Qu’un petit garçon de neuf ans vous contacte après la tombée de la nuit d’un chantier de travaux publics ne vous a donc pas étonnés ?
— Nous avons déterminé bien plus tard le point d’origine de l’appel, quand la police de Beyoglu a signalé la disparition d’un petit garçon en précisant qu’il pouvait se trouver dans le secteur de Kayisdagi. »
Sekure Durukan est passée sur autodrive et a appelé la police de Beyoglu sitôt après avoir laissé derrière elle la ruelle des Teinturiers. Possibilité au sujet de l’enfant porté disparu. Kayisdagi. Il rêve d’être détective. Il aurait retrouvé un homme qui a été kidnappé à Eskiköy. Kayisdagi, dans Cadiköy. Il pense à un complot terroriste. Ah, les gosses ! On y va tout de suite.
Puis elle s’est tournée vers Georgios Ferentinou.
« C’est vous qui lui avez fourré toutes ces idées dans le crâne !
— Je lui ai formellement interdit de s’en mêler. J’ai même été catégorique. Je lui ai dit que c’était dangereux et que ça concernait la police.
— Vous le lui avez formellement interdit ? Vous ignorez donc tout des petits garçons de neuf ans, professeur ? Formellement interdit ! Dans quel monde vivez-vous ? Et toutes ces disparitions, ces mystères, ces histoires de complots, êtes-vous venu m’en parler ? Le faire vous a-t-il seulement effleuré l’esprit ? Oh, mais ce n’est que mon fils, après tout ! N’avez-vous pas jugé utile d’informer sa mère de toutes ces théories et machinations dont vous parliez dans votre appartement ? Qui l’a autorisé à aller chez vous, au fait ? Mon Dieu, il allait chez vous ! Il n’a que neuf ans ! Oh, mon Dieu ! Y allait-il souvent ? Lui est-il arrivé d’enlever ses protège-tympans ? Répondez ! Ignorez-vous que ça peut le tuer, ou est-ce que vous vous en fichez ? Toutes ces manigances, dans mon dos ! Les mensonges, oh, les mensonges ! Après tout ce que nous avons fait pour lui. Lui dire que c’était dangereux ! Seigneur, ça équivalait à jeter de l’huile sur le feu ! Est-ce qu’il y a longtemps qu’il passe vous voir ?
— Environ un an et demi. Depuis qu’il a ces…
— Ces horribles Bitbots ! Seigneur que je regrette de les lui avoir achetés. Dès qu’il rentrera à la maison, eh bien, je vous garantis qu’il n’est pas près de les revoir !
— Madame Durukan, votre fils a une intelligence très développée. C’est un enfant débordant d’énergie condamné à mener une existence qui n’a rien de naturel…
— Rien de naturel ? Évidemment, qu’elle n’a rien de naturel ! Vous croyez que c’est par plaisir que nous lui imposons cette façon de vivre ? Imagineriez-vous que nous souhaitons le garder enfermé dans notre appartement, terrifiés à la pensée qu’un simple bruit puisse bloquer son cœur ? C’est pour lui, que nous faisons tout cela. Vous le savez parfaitement. Nous aurions pu déménager pour un appartement plus grand et confortable, mais je ne me plains pas. Ne vous avisez pas de dire le contraire. J’aime mon Can, monsieur Ferentinou. J’aime mon fils.
— Hé, m’dame ! a lancé Mustafa qui occupait la banquette arrière. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais d’où je suis je vois votre ceptep et ça fait trois bonnes minutes que la police de Beyoglu essaie de vous joindre. »
Un appel qui les a conduits jusqu’à ce chantier proche de Bostanci Dudullu Cadessi et à un trognon de pomme, une bouteille d’eau vide et l’emballage d’un en-cas.
Pourquoi ne protestes-tu pas ? se demande Georgios Ferentinou. Parce que vous avez raison, madame Durukan. J’ai mal agi. Toutes les accusations que vous portez contre moi sont fondées. J’aurais dû vous en parler le jour où j’ai capturé le Bitbot sous mon verre à thé et que votre fils est venu frapper à ma porte, mais je m’en suis abstenu. Parce que je refusais de le partager avec vous. Je souhaitais le garder pour moi seul. J’aurais tant voulu avoir un fils. Une famille. Vous ne l’auriez pas permis, et vous ne me le permettrez jamais.
Sekure Durukan pleure sans retenue en voyant ce que son fils a abandonné derrière lui et Georgios sait que c’est une chose qu’il ne fera jamais, qu’il ne pourra jamais faire.
Mustafa est allé se renseigner aux alentours. Georgios le trouve bizarre, à la fois plein de ressources et naïf, capable de rester bouche bée face aux merveilles du monde. Il s’inquiète sincèrement pour Necdet, ce qui est émouvant.
« Deux personnes disent avoir vu passer un enfant avec… un oiseau sur l’épaule. »
Sekure Durukan se ressaisit, essuie ses joues avec un mouchoir déjà humide.
« C’est une des formes que prennent ses Bitbots. Il l’appelle Oiseau.
— Oiseau, hum, très original. Tout indique que l’enfant en question est parti le long de cette route en direction du nord-est.
— Kayisdagi », commente Georgios.
Le sergent, qui a pris un appel sur son ceptep de la police, redresse la tête en entendant ce nom.
« Kayisdagi ?
— La station de compression.
— Le poste vient de recevoir un nouvel appel de l’enfant. Il a dit se trouver dans la galerie marchande de Kayisdagi. Notre voiture est la plus proche. Allons-y. »
Sekure Durukan suit le véhicule de patrouille comme si elle conduisait dans l’Otodrom d’Istanbul. Elle s’arrête devant les cinq boutiques moribondes de ce qui porte pompeusement le nom de centre commercial puis court dans la rue en agitant les bras et se signant frénétiquement.
Georgios et Mustafa traversent la chaussée, en direction de la station-service.
« Can ! Es-tu là, Can ?
— Il est sourd. Il ne peut pas vous entendre, monsieur Bagli. »
Mais c’est faux. Can n’a jamais été sourd. Il n’a tout simplement jamais retiré ses protège-tympans. Mme Durukan l’a bien précisé dans le torrent d’accusations que lui dictait l’angoisse. C’est un garçon qui vit une grande aventure. Tout laisse supposer qu’il s’en est débarrassé.
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