« Une lettre, un e-mail, un coup de téléphone aurait suffi. Un mot. Je pensais que si tu n’étais jamais revenue, c’était à cause de moi.
— Oh, non, pas toi ! Certainement pas », répond Ariana. Et elle se penche sur la table pour prendre ses mains dans les siennes.
« Penses-tu…
— Évite de penser, de te poser des questions. Tu n’y survivrais pas. Nous avons eu les vies qui ont été les nôtres, et c’est tout ce que nous avons la possibilité de connaître. Nous devons ces existences à ce que tu as été contraint de faire. Nous étions jeunes et nous nous imaginions invincibles, et c’est pour cela que nous avons plongé dans les rouages de l’Histoire qui ont fini par nous broyer. Mais il ne faut avoir aucun regret. Pendant un temps, nous avons été les étoiles les plus lumineuses du ciel. » Ariana Sinanidis frissonne. « Oh, je sens un vent frais…
— Dieu soit loué, répond Georgios. Le Çarkdönümü Firtanasi.
— La Tempête des Moulins à vent », traduit Ariana en remontant son châle sur ses épaules.
Ce matin, la place Adem Dede semble sanctifiée. L’air est pur et frais, et il sent aussi bon qu’une miche de pain ou un journal du matin. Tous les sons sont cristallins, très nets. Le bourdonnement d’Istanbul s’ouvre en strates, lignes et niveaux. Les grondements de la circulation, les conversations des radios, les bruits de pas dans les escaliers. Une voix crie à quelqu’un de se presser un peu. Un moteur s’emballe puis tourne au ralenti. Il y a les chuintements des brûleurs des réchauds à gaz des çayhanes concurrentes, les sifflements des bouilloires. Aydin feuillette le journal du matin à son stand. Les gouttes d’eau clapotent dans le bassin de la fontaine. Le vieux couvent des derviches craque et cliquète, sous l’effet du soleil qui dilate ses boiseries. On entend aussi les oiseaux, des moineaux qui crient et plongent très bas dans les venelles et les soks. Loin au-dessus de tout cela, un merle diffuse son chant sur les toits, en direction de la Corne d’Or.
Le père Ioannis lève les yeux. Les cigognes planent toujours dans le quadrilatère de ciel irrégulier visible au-dessus de la place Adem Dede, descendant de leurs anciens nichoirs parmi les piliers des tombes de l’ancienne Eyüp. Le Christ de l’Immanent. Le sacrement du silence est le sacrement de l’audition.
« Dieu vous protège tous, dit-il en guise de salutations aux Grecs d’Eskiköy réunis autour de la petite table. Voilà enfin une journée plus conforme à la saison. »
Il se laisse choir avec lourdeur sur son tabouret bas. Lefteres ne dit mot. Il reste voûté sur son tabouret, la tête rentrée entre les épaules, tel un vautour malade. Son teint est bilieux, ses yeux saillants. Sa main gauche couvre une feuille A4 plastifiée. Son pourtour est orné de motifs floraux assez fins, et on peut voir à son sommet le trou d’une punaise.
« Qu’arrive-t-il à notre ami ?
— Ils l’ont obligé à l’enlever, lance de la cuisine Bülent qui prépare le thé du père Ioannis.
— Qui, quoi ? demande le prêtre.
— Ces garçons du tarikat, explique Constantin. Ceux de là-bas. » Il désigne de la tête l’entrée obscure de Günesli Sok, de l’autre côté de la place.
« Le jeune Hasgüler ? » Le père Ioannis remue son thé. Les cristaux de sucre tournoient brièvement avant de se dissoudre. « Le soi-disant cheikh Ismet ?
— Le soi-disant cheikh Ismet a de nombreux amis, précise Bülent. Ils ont tenu tête à un voyou qui voulait imposer ses volontés sur la place.
— Insultant, impie et inapproprié, déclare finalement Lefteres. Irrévérencieux envers les femmes. Irrévérencieux envers les femmes ! Ces Wahhabis ! À l’avenir, toutes les questions de maintien de l’ordre communautaire devront être soumises au tarikat d’Adem Dede. Le tarikat d’Adem Dede ! Des mécanos, des peintres en bâtiment et des squatters qui n’ont pas reçu d’autre éducation que celle dispensée dans les medersas. Juges de paix ? La loi de la rue ? Quand on est né dans cette rue, quand on a vécu dans cette rue, quand on a travaillé dans cette rue pendant cinquante ans, quand on a vu et qu’on se souvient de tous les changements qui se sont produits dans cette rue et cette ville, quand on connaît les noms écrits sur toutes les portes de toutes les maisons, quand on vient s’asseoir ici pour prendre son thé tous les matins que Dieu fait, alors, il est peut-être possible de parler de loi de la rue. Ils ne sont même pas d’ici, ils ne savent pas comment tout a toujours fonctionné, dans ce quartier ! Ses habitants n’ont jamais eu besoin de cadis, de tribunaux communautaires et de charia ! Ce qu’il faut, c’est connaître les gens, s’entretenir avec eux. Cette société est sensible à la honte. La honte est efficace. Pas la “loi de la rue”. C’est quoi ça, cette putain de loi de la rue ? Veuillez me pardonner, mon père. »
Mais tous ceux qui sont assis autour de la table basse savent que Lefteres vient de perdre tout pouvoir. Il a été défié et vaincu. L’époque où il imposait ses vues en rédigeant ses pamphlets est révolue. La loi divine les a supplantés.
« Ils sont armés, précise avec gravité Bülent avant de tirer vers eux un tabouret inoccupé. Il s’est passé énormément de choses, depuis hier matin. Les autorités ont fait fermer la galerie d’art.
— Celle de Mme Erkoç ?
— Ils l’ont arrêtée. Une histoire de contrebande, semble-t-il. Il y a eu une descente de police, juste après votre départ. Ils ont emporté des caisses d’objets complètes et mis les scellés sur la boutique. Finalement, ils sont revenus les enlever et rapporter ce qu’ils avaient saisi. J’en déduis qu’elle a été lavée de tout soupçon.
— Comment est-ce possible ? demande le père Ioannis.
— Son mari est trader, dans le gaz naturel, intervient Constantin. Il travaille pour Özer. Cette histoire est sans doute bien plus compliquée qu’il ne le semble. »
Bülent se penche sur la table, pour retenir l’attention de son auditoire.
« Il y a aussi la fille de l’appartement deux… Vous savez, celle qui est parfois en minishort. Eh bien, elle a eu un accrochage avec un type peu recommandable, juste là dans Günesli Sok. Et Ismet et ses compagnons de mosquée sont venus la défendre. Il y a eu une épreuve de force et nous avons pu constater qu’ils avaient des pistolets.
— Sainte Mère de Dieu, priez pour nous ! » geint le père Ioannis.
Et tous les Grecs assis autour de la table de se signer.
« C’est en regagnant le tekke qu’ils ont arraché le pamphlet.
— Je ne remettrai pas les pieds dans cette çayhane, déclare Lefteres. Ce n’est plus un lieu sûr pour des Grecs.
— Parle-lui du gosse », intervient Constantin, même si Lefteres vient d’exprimer une peur que tous partagent.
« Necdet Hasgüler n’est pas le seul à avoir disparu, ajoute Bülent. Le petit garçon de l’appartement quatre…
— Le sourd ? demande le père Ioannis.
— Il n’est pas sourd », rétorque Bülent.
Et Lefteres, Constantin et même le père Ioannis récitent à l’unisson : Il a une maladie de cœur.
« Tout indique qu’il est parti comme d’habitude pour son école, mais…» Ici, Bülent se penche plus encore pour mettre tous les vieux Grecs dans la confidence. « Il n’est pas revenu. Sa mère passe le prendre, elle attend, elle attend encore, elle fait longtemps le pied de grue. Finalement, elle va demander où il est. Les enseignants sont-ils absolument certains qu’il ne s’est pas présenté en classe, ce matin-là ? Toujours est-il qu’il brille par son absence. Il a disparu. Son ceptep est coupé et retrouver sa trace est impossible. Sekure Durukan est dans tous ses états, compte tenu de sa maladie et tout ça. N’oubliez pas que son cœur risque de perdre les pédales au moindre bruit soudain. Un moteur qui pétarade, des ouvriers qui balancent des gravats dans une benne sur un chantier, c’est suffisant pour le tuer. Ils ont évidemment averti les flics. C’est la troisième fois qu’on les voit débarquer, cette semaine.
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