Un moment de panique. Georgios a opté pour le Lale avant que la peur ne lui donne des vertiges. La clientèle n’est-elle pas très jeune et branchée ? Le niveau sonore ne gêne-t-il pas les conversations ? Les clients ne risquent-ils pas de remarquer sa tenue ? Que vont-ils penser de cet homme et cette femme, tous deux d’un certain âge, assis à une table du côté du Bosphore ? Ne risque-t-il pas d’enfreindre les convenances ? Le maître d’hôtel ne va-t-il pas se moquer de lui ?
« Je préférerais aller directement m’asseoir.
— Votre table vous attend, monsieur. Veuillez me suivre. »
Derrière le maître d’hôtel, Georgios se compare à un bulbe qui se dandine. Il est le plus âgé des clients de cet établissement, il porte des effets démodés et disgracieux, il manque incontestablement d’aisance alors que tous ici sont jeunes, beaux, élégants et pleins de prestance. Ils s’expriment avec aisance et ont bien plus d’argent que lui, mais sa démarche est néanmoins assez souple et il garde le menton levé et les yeux brillants car sa décision est irrévocable. Il a finalement pris sa revanche sur Ogün Saltuk, au sein de son propre groupe de discussion, devant un parterre d’éminents personnages. Il l’a battu en utilisant ses propres armes, des armes qu’il lui a reprises après en avoir été dépossédé tant d’années plus tôt. Il a vaincu son vieil adversaire, ce qui lui insuffle en fin de compte jeunesse, force et élégance.
La table qu’il a réservée se trouve au bord du Bosphore et seule une balustrade l’en sépare. Les flots ont une odeur profonde, ce qui est toujours le cas quand la Tempête des prunes rouges – ou en automne celle des Grues qui passent – l’emporte vers les hauteurs des collines d’Eskiköy. Georgios est cerné de lueurs. La chandelle de la lanterne posée sur la table, l’arc miroitant du pont, la mosaïque flamboyante d’un bateau de croisière qui vient de la mer Noire et descend lentement le canal. Un avion, un hélicoptère et plus au sud, dans la mer de Marmara, les feux de navigation des voiles célestes. L’eau s’empare des lumières pour les fragmenter en ondulations et reflets. S’il baisse les yeux sur les vaguelettes, Georgios voit flotter du polystyrène taché de goudron et un bidon d’eau de Javel vide, mais la danse fascinante d’un reflet capte alors son attention. Il est transporté hors du temps.
« Votre invitée, monsieur. »
Georgios se lève et trébuche, sonné par l’immensité du ciel, par la nuit. Il ne se sent pas prêt à revoir Ariana. Mais la revoici, près d’un demi-siècle plus tard. Il n’ose pas la regarder. Il en est incapable. Il parvient néanmoins à exécuter une vague courbette, puis il abandonne la protection que lui offre la table pour aller déposer un baiser sur ses joues, à l’européenne. Elle a une odeur de lavande, d’eau salée et de ciel.
« Merci, merci d’être venue. »
Le maître d’hôtel glisse la chaise derrière Ariana, capte le regard de Georgios et semble lui affirmer sans pour autant ouvrir la bouche : Compris, monsieur, nous allons rendre tout cela inoubliable. Georgios ose finalement lever les yeux. La dernière image qu’il garde d’elle remonte à l’instant où elle est descendue du ferry à Haydarpasa, en un autre siècle. Une icône qu’il a conservée sur son cœur quarante-sept ans et qu’il prend soudain conscience d’avoir oubliée. Ariana Sinanidis est cette femme au visage plus mince et ridé par de l’idéalisme qui a décanté en détermination. Une chevelure massive, sombre et bouclée, des cheveux dans lesquels il voudrait enfouir ses mains, mise en valeur par des mèches grises qui encadrent ses traits. Il s’était dit que ses yeux ne changeraient jamais, qu’ils ne pourraient pas se modifier, mais il les trouve plus grands qu’autrefois et la lueur qui y pétille est encore plus vive. Elle se tient devant lui avec aisance et élégance. Elle est la mère des dieux. La peau de ses mains est marquée par les minuscules losanges indissociables de l’âge, ses ongles ont été vernis. Georgios ne voit aucune bague, pas même la trace d’une alliance à son annulaire gauche.
« C’est une wonderful place , déclare Ariana Sinanidis. Pardonne-moi, mais j’ai perdu l’habitude de parler turc. » Le châle glisse de ses épaules, pour les dénuder. Un courant d’air chaud tourbillonne, en provenance des flots obscurs. Il apporte avec lui des senteurs de rose et des relents de gaz d’échappement des moteurs Diesel.
« Évidemment, répond Georgios en changeant sans difficulté de langage. Tu dois trouver qu’Istanbul a énormément changé.
— Dans certains domaines, seulement. Les vieux immeubles et les vieilles maisons sont encore là. J’ai même retrouvé certaines boutiques. Les noms et les devantures ne sont plus les mêmes, mais on y vend comme avant des cigarettes et des journaux. Il y a toujours une carriole du loto à Kazanci Mesjid. La fontaine de Çukurlu Çesme Sok goutte encore. Même si ce que je vois me semble plus petit, plus rapproché. »
Le sommelier s’insère dans une pause de leur conversation. Ils commandent les boissons : de l’eau pour Georgios, un scotch whisky pour Ariana, une boisson d’homme. Elle cite une marque particulière. Le sommelier déclare qu’il n’en a pas mais propose une distillerie comparable. Elle accepte.
« Si je peux me permettre de te poser cette question, qu’est-ce qui t’a incitée à revenir dans la reine des cités ? »
Georgios est fasciné par ses doigts délicats refermés autour du gros verre. Il se demande comment elle le voit. Subsiste-t-il en lui des traces du grand révolutionnaire dégingandé et timide qu’il était autrefois, n’est-il pas devenu une masse de chair pratiquement méconnaissable ?
« Des formalités. Ma famille possède toujours quelques biens à Beyoglu et j’essaie de tout regrouper dans un fonds en fidéicommis.
— As-tu eu des enfants ? »
Un ange passe. « Non. Ma vie n’entrait pas dans cette catégorie. Mais j’ai des petites nièces et neveux que j’aime énormément, et j’estime qu’ils ont droit à quelque chose. Nous ne rajeunissons pas, mais j’ai en eux de l’espoir. Et toi ?
— Non, non. Rien du tout. Une vie d’enseignant célibataire. Je suis seul. Je me suis installé à Eskiköy il y a une dizaine d’années, quand j’ai perdu mon poste à l’université… Il ne reste pratiquement plus de Grecs, à Beyoglu, et ceux qui s’y trouvent encore sont aussi vieux et épuisés que moi. J’ai un appartement dans un ancien couvent de derviches. C’est assez joli, en un sens. Ça me convient. Je n’ai pas besoin d’animation. Il y a là-bas un enfant que j’aime bien, comme un petit-fils. Un fils unique. Il a de sérieux problèmes de santé. Je m’inquiète pour lui, mais je dois être prudent car les gens ont tendance à lancer des accusations avant de poser des questions, de nos jours. Nous sommes tous coupables tant que nous n’avons pas démontré notre innocence. Mais je constate que tu t’en es bien sortie. »
Ariana accepte le compliment sans fausse modestie.
« Sans doute veux-tu dire que j’ai su arriver à des compromis. J’estimerais que ma vie est une réussite si j’avais réduit le nombre d’enfants qui meurent de par le monde. Je regrette, c’est à la fois maladroit et condescendant. Je ne vais plus guère sur le terrain, de nos jours. Je participe à des séminaires, je donne des conférences. Ce qu’on ne peut pas déclarer lorsqu’on est sur un podium, c’est qu’il est épouvantable de travailler avec des ONG. Chacune d’elles a sa spécialité, son programme, et toutes se vouent une haine tenace. Envoie-moi affronter un gouvernement ou un seigneur de guerre quand tu voudras. Au moins sait-on où on en est, avec eux. Les petits groupes correspondent au niveau d’organisation sociale naturel de l’humanité et ce sont les plus difficiles à raisonner. Groupuscules et politique ne font pas bon ménage. »
Читать дальше