— L’immunité ? » balbutie Kadir.
Son maillot de l’équipe et sa casquette de base-ball lui vont mal, il a tout d’un prince britannique à un festival de musique.
« Exact.
— Tu veux faire couler Özer ? demande Öguz.
— La boîte s’effondrera quoi qu’on fasse. Combien vaut-elle ?
— Dans les deux milliards sept cent millions d’euros », répond Kemal. Il se dresse au centre de la petite boutique – un seul fauteuil – du barbier Alemdar en slip et maillot aux couleurs de Cimbom. « Quand as-tu découvert, pour les magouilles de Cygnus X ?
— J’ai tout dit à Adnan, intervient Kadir.
— Ferme-la, lui ordonne Adnan en levant l’index. Il me l’a dit la veille de l’opération, juste après ma rencontre avec Larijani. Nous avons estimé que tu représentais une menace pour Turquoise. »
Il soutient le regard de Kemal. Mettre cartes sur table est le seul moyen de continuer la partie, désormais.
« Une menace ? Une menace ? Bordel, qui a effectué les transferts, qui s’est occupé des formalités, qui a sniffé les nanos des codes de Larijani… Vous voulez essayer ? C’est vraiment à se tordre. Que comptiez-vous faire, alors ? Allez-y, dites-moi tout.
— On avait décidé de te larguer.
— Me larguer ? Moi ? Bordel… et par quelle méthode, vu ce que je sais ? Hm ?
— Mets ce costume, Kemal. » Öguz va pour ouvrir la bouche et Adnan le menace avec l’index. « Pas un mot. Je suis le seul à m’exprimer, ici. Enfile ton costume, Kemal.
— C’est quoi, ça ? Un film de truands où ils se butent les uns les autres après le casse ? Et qu’est-ce que vous aviez l’intention de faire ? Me balancer des coups de pied ou me foutre dans le coffre d’une voiture que vous pousseriez dans le Bosphore ?
— Enfile ce putain de costume, Kemal.
— Engager un tueur à gages ? Non…» Kemal semble mâchonner l’air, et tout ce que cela implique s’abat sur lui, tranchant comme des éclats de verre. « Salopards. Salopards.
— Non, explique lentement et posément Adnan. On t’aurait administré des nanos sur mesure. Je devais les échanger contre ta dose habituelle. Ça aurait embrouillé ton esprit et tu n’aurais plus pu différencier tes souvenirs véritables de ceux induits par les nanos. »
Kemal s’en souvient, dans les moindres détails.
« Cette quinte de toux…
— C’est grâce à elle que tu peux me répondre, aujourd’hui.
— Salauds ! Espèces de faux culs calculateurs et perfides !
— Enfile ton costard. Nous avons du pain sur la planche.
— Pourquoi veux-tu que je vous aide ?
— Parce que nous avons une dernière fois besoin les uns des autres. Tu fais ça avec moi et ensuite rien ne t’obligera à nous revoir, mais tu dois en premier lieu te rendre présentable. »
Kemal s’avoue vaincu, mais c’est un UltraLord, un Pasa, et il rejette la tête en arrière pour manifester son mépris.
« Je ne t’aurais pas cru capable de faire un pareil tour de passe-passe juste après que madame se foute dans la merde. »
Deux pas et Adnan tient Kemal par le devant de son maillot du Galatasaray, haleine contre haleine.
« Tu ne dois jamais, je dis bien jamais, oser me parler d’Ayse », siffle Adnan.
Kadir et Öguz s’interposent. Adnan expire lentement, redresse les revers de sa veste et règle la longueur de ses manches.
« On va aller retrouver Bekdil et son collègue à l’hôtel Anadolu. Nous lui parlerons de Turquoise. Nous lui parlerons de Cygnus X. Nous lui parlerons des tripatouillages de Mehmet Meral concernant Cygnus X. Nous lui fournirons les codes et il pourra consulter les comptes en question, verra les erreurs, les pertes hors bilan et les autorisations qui viennent d’en haut. Nous lui expliquerons qu’Özer est gangrené de la base au sommet, que ses actifs se sont évaporés, qu’il y a eu manipulation des cours de ses actions, que cette boîte a perdu des milliards et qu’elle est en fait en pleine banqueroute. Nous réclamerons en échange l’immunité pour Turquoise. Et j’exigerai aussi la levée des accusations portées contre Ayse Erkoç. Bekdil ira voir ceux de la Brigade financière. Nous leur répéterons ce que nous avons déjà dit. Autant de fois que nécessaire, jusqu’au moment où nous aurons empoché des documents garantissant notre immunité pendant que les contrôleurs démonteront Özer comme si c’était une Rolex d’Eminönü. » Adnan sort la chemise de son carton et la tend à Kemal. « Mets cette tenue ou pas, mais rends-toi présentable. Il nous reste un dernier truc à faire avant de rafler les mises. »
Kemal saisit brutalement la chemise, se détourne. Il frissonne lorsqu’il retire son maillot. Adnan croit un instant qu’il va pleurer, ce qui serait la pire des choses, mais il enfile le coton naturel sur son torse qui s’empâte, le boutonne, ferme les manchettes. Ils ont du travail à abattre. Mais je t’ai sauvé la vie, sauvé tout court, et ça t’est insupportable, pense Adnan. Rester à jamais mon débiteur te rongera à petit feu.
Il redresse sa cravate, obtient une symétrie parfaite de ses manchettes. Une tenue idéale pour le jour du Grand Deal.
Can a autrefois déniché un trésor, à la librairie Édifiante : onze gros livres reliés de cuir, serrés les uns contre les autres sur des étagères auxquelles personne ne s’intéressait jamais, des pages à la tranche dorée et poussiéreuse. On pouvait lire sur leur dos : Encyclopédie d’Istanbul. Ils n’allaient que de A à G, mais les merveilleuses histoires de calèches et de ferries à vapeur étaient accompagnées d’illustrations fascinantes. On pouvait également y voir Hezarfen Ahmet Çelebi qui a volé de la tour de Galata à Üsküdar avec des ailes en bois, les machines de siège de Mehmet le Conquérant, les cruelles tortures ottomanes qui lui donnaient des vertiges tout en l’excitant bizarrement. Ses parents ont refusé catégoriquement de les lui acheter, quelle que soit la ristourne que leur faisait le libraire, mais Can n’oubliera jamais que le dernier loup d’Istanbul a été abattu en 1943 dans le vieux cimetière d’Eyüp, et l’image restera pour toujours gravée dans son esprit : un monstre aux yeux fous et à la gueule ruisselante de bave qui bondit vers les fusils cracheurs de feu des chasseurs aux énormes moustaches.
Can se demande encore comment l’auteur, M. Koçu, a pu savoir que le dernier loup est mort en 1943. Ne vient-il pas d’entendre une créature qui a de grosses griffes, de grandes dents et une respiration sonore gratter le sol à l’extrémité de la conduite en béton ? Il serre Singe contre lui. Toutes les machines diffusent de la chaleur, même au repos. Une fois le soleil couché, le béton refroidit très vite. Le voilà qui frissonne et se couvre de son imper.
L’extraction a été une réussite. C’est le terme employé dans les jeux, lorsqu’il faut faire redécoller les Commandos stellaires. L’extraction. Comme pour une dent, ou des protège-tympans. Il trouve ironique qu’à présent où il pourrait l’entendre, ce Necdet s’adresse à lui sans émettre un son, en lui laissant le soin de lire les mots sur ses lèvres. C’est à la nuit tombée que Serpent est revenu en rampant sous le plancher, vers le bas du mur intérieur puis hors de la bouche d’aération. Les Samsung se découpaient en silhouettes sur la clarté jaunâtre des projecteurs, mais partout ailleurs l’obscurité était profonde. Ramener Bébé Rat et le positionner sur le pare-chocs de la camionnette blanche a été facile. Mais Can a affaire à des terroristes. Ils préparent un attentat. Ils risquent de repartir avant l’arrivée de la police.
Terroristes. Ce mot a eu sur lui un effet bizarre. S’il ne se sentait ni effrayé ni surexcité, c’était un peu comme les deux à la fois dans les profondeurs de son ventre, au cœur de son être, une chose chaude, menaçante et incompréhensible nichée en lui sans s’y trouver pour autant. Il est bien connu que les terroristes sont des vieux barbus en djellaba ou des jeunes gens aux gestes brusques de rappeurs. Les terroristes ne portent pas des jeans de marque, des bottes ou des tee-shirts SuperDry. Mais il a vu leurs armes, ainsi que des caisses contenant des machins certainement très dangereux. Can ne comprend pas tout. Les terroristes ne sont pas censés ressembler à des gens ordinaires.
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