Ouvre les yeux !
Je vois le bord d’un matelas, un fin tapis gris à poils durs, la jonction de deux murs peints en blanc striés de marques laissées par des baskets, des plinthes, des prises de courant, une grille de ventilation… Que voudrais-tu que je voie d’autre, Saint vert ?
La bouche d’aération. Il y a quelque chose, à l’intérieur. Pas des scintillements, pas des déplacements. Une lumière qui clignote. Sur un rythme régulier. Ce n’est pas une illusion , dit Hizir dont la voix est celle du printemps.
Necdet cille, deux fois. La lumière clignote, également à deux reprises. Ce qui se cache là-dedans a réagi, a tenu compte de ses actes. Cette chose s’intéresse à lui. L’a-t-elle suivi ? Un clin d’œil, une réponse. Qu’y a-t-il, derrière ces points lumineux ? Necdet étudie ce qu’il discerne entre les barreaux de la grille, pour chercher à identifier ce qui se tapit au-delà. On dirait une tête de serpent. Un serpent aux yeux d’araignée, une douzaine de points qui s’allument et s’éteignent comme pour s’adresser à lui. Une machine, d’une sorte ou d’une autre. Un serpent robot. Ce n’est pas le premier qu’il voit. Il en a aperçu un dans le jardin de la maison des derviches. Tout était pour lui nouveau et revigorant, mais aussi menaçant. Il venait d’arriver de Basibüyük. Ismet l’en avait éloigné pour lui permettre de se forger une nouvelle vie. Il s’était assis sur la margelle de la petite fontaine et se roulait un joint, quand un mouvement attira son regard vers le toit. Un serpent ! Il lâcha la feuille et le hasch, le souffle coupé par la peur. Il crut tout d’abord à un retour en arrière, une projection en avant ou – bien pire – en dedans, la matérialisation de tous ses péchés. Puis il constata qu’il avait affaire à une drôle de machine suspendue à la bordure de la toiture pentue du cloître, pour l’observer. Il l’avait entrevue à une autre occasion, lorsqu’il avait découvert le petit triangle du vieux cimetière des derviches derrière les cuisines, un mouvement sur le sol, et ce même serpent mécanique avait fui avant de se lover autour d’une stèle cylindrique surmontée d’une coiffe conique mevlevi et, à sa stupéfaction profonde, tomber en poussière puis se reconstituer en adoptant cette fois la forme d’un oiseau. Un oiseau qui avait déployé ses ailes pour s’envoler… Ce qu’il assimilait à une sorte de parabole.
Le robot du gosse ! L’enfant l’a retrouvé ! Comment ? Sans importance. Il l’a localisé. Quelqu’un sait donc où il se trouve. Necdet doit faire passer un message, mais il est enfermé dans une pièce avec un homme armé qui le tuera en invoquant le nom de Dieu – sans pitié, scrupules ni préjugés – sitôt que l’opération sera terminée, pendant qu’un jouet coincé derrière une grille d’aération clignote et qu’un enfant sourd le regarde sur un écran.
Les sourds savent lire sur les lèvres.
Une fois pour oui, deux pour non, articule Necdet, lentement et avec soin. Les yeux d’araignée s’allument une fois.
Ne clignote pas sauf si je te demande, ajoute Necdet. Gros Salopard est avec lui dans cette pièce et il se distrait avec des jeux mentaux en étudiant les murs, les lumières, les motifs du tapis, les nœuds des plinthes, tout ce qu’il est possible de faire pour combattre l’ennui.
Un éclair.
Écoute bien. À la fin, je te demanderai si tu as tout compris. Appelle la police. Ces gens sont des terroristes.
Necdet sent les deux « r » déplacer sa mâchoire sur le matelas. Le mouvement de sa tête a été imperceptible, mais Gros Salopard a dû le remarquer malgré tout.
« Alors, tu t’es réveillé ?
— Ouais, à l’instant.
— Tu veux de l’eau, le pot de chambre, autre chose ?
— Quelle importance ? »
Necdet ne quitte pas des yeux la silhouette à peine entrevue à l’intérieur de la bouche d’aération. Il ne dit rien pendant plusieurs minutes, se contentant d’écouter les légers bruits que fait Gros Salopard en se mettant à son aise, avant de ne plus lui prêter attention. L’enfant ne bouge pas, il n’y a plus la moindre lueur derrière la grille.
Téléphone à la police , articule Necdet. Ces gens ont des projets complètement dingues. Un truc nanotechnologique, ils n’ont pas précisé quoi. Avertis la police. Vas-y tout de suite. Grouille-toi. Ils ont décidé de me tuer. Tu as compris ?
Un clignotement. Necdet ferme les yeux. Lorsqu’il regarde de nouveau, il ne voit plus rien derrière la grille. Il avait oublié le plus célèbre des attributs du Saint vert. Hizir, c’est l’aide qui dépasse la compréhension.
Hasan le barbier enroule le tampon d’essuie-tout à l’extrémité du tournevis, le trempe dans l’essence à briquet et l’allume. Rapide comme l’éclair, il approche la flamme des oreilles d’Adnan, la gauche puis la droite, avant de répéter deux fois l’opération puis d’éteindre la torche miniature dans le pot à fleurs plein de sable posé sur le comptoir. Une onde de chaleur trop brève pour être douloureuse, une odeur de poils grillés. C’est l’élément fondamental de l’art du barbier, cette violence intime, le fait de s’asseoir dans le fauteuil d’un homme autorisé à approcher des lames affutées de vos yeux, vos oreilles, vos narines et votre jugulaire. Un rituel qui s’achève par une aspersion d’eau de Cologne. La sonnette de l’entrée résonne, c’est le coursier qui arrive – juste dans les temps – avec les boîtes plates sous les bras.
« Monsieur Sarioglu ? »
Alignés le long du banc comme des vieillards à un arrêt de tram en plein cœur de l’hiver, les trois autres UltraLords de l’Univers désignent le fauteuil de celui qui vient de se faire toiletter. Adnan se dégage de la grande serviette, ouvre la boîte du sommet de la pile et en sort en la secouant une chemise d’un blanc immaculé.
« Je peux me changer ici, Hasan ? »
Le barbier s’incline imperceptiblement et fait pivoter l’écriteau sur Fermé. Adnan se dépouille de son maillot du Galatasaray. La chemise neuve tombe parfaitement. Le tailleur connaît son corps mieux que quiconque, Ayse exceptée.
« J’ai la même pour toi, Kemal. Je n’étais pas certain, pour la taille, alors j’y suis allé au pif. »
Il pousse du pied les boîtes vers Kemal. Selon ses règles d’existence, acheter de la confection est pour Adnan Sarioglu une fausse économie quand un tailleur renommé d’Istanbul garde vos mensurations dans un dossier, taille et assemble un costume en une heure et le fait sitôt après livrer par coursier à l’autre bout de la ville.
« Avec mes respects, messieurs, lui seul en aura besoin. »
Kemal sort précautionneusement la veste du papier de soie.
« Quand j’étais gosse, j’ai vu un vieux film muet américain. C’était très drôle… donc pas du Charlie Chaplin. Je me souviens de cette scène où le comique se dresse devant une grande grange, avec une petite porte ouverte tout là-haut. » Il attache ses boutons de manchettes et détend ses jambes pour faire tomber ses chaussures. « Le gag, c’est que la façade bascule sur lui, mais qu’il se tient à l’emplacement exact où s’abat la porte ouverte. Il était au bon endroit, au bon moment, et c’est plus ou moins ce que j’ai l’intention de reproduire en ce qui concerne Özer. » Il enfile son pantalon, règle la taille. « Özer va couler. Nous le savons tous. Mais que diriez-vous de provoquer une démolition contrôlée au lieu d’attendre que la tour Levent s’effondre autour de nous en espérant être épargnés ? Mets ce putain de costume, Kemal. Sans toi, tout est fichu d’avance ! » Adnan enfile ses chaussures, la gauche puis la droite. Elles sont confortables, pour de simples mocassins bon marché. « Kemal connaît tous les détails : noms, comptes, transactions, codes, heures, absolument tout. Moi, je propose le marché.
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