Clients et propriétaire ont les yeux rivés sur lui.
« C’est un jouet », s’empresse de préciser Can.
Il croise les mains et Serpent se métamorphose en Oiseau.
« Pourquoi est-ce qu’on n’avait pas des trucs comme ça quand on était mômes ? demande un moustachu replet et souriant.
— Je prie Dieu pour que mes petits-fils n’en entendent jamais parler », déclare un homme grisonnant aux joues caves partout où des dents manquent à l’appel.
Can décide de les épater. Un déplacement des poignets et Oiseau s’envole de la table, survole les véhicules qui circulent sans interruption dans Bostanci Dudullu Cadessi, grimpe en spirale comme une cigogne sur la chaleur que reflète le goudron et monte loin au-dessus des panneaux photovoltaïques installés sur les toits de la zone d’activité. La première partie sera la plus délicate, car il devra amener Oiseau sur place sans que les sœurs Samsung ne le repèrent puis le reconfigurer pour la fusion de Rat et de Bébé Rat. Il effectue un passage en altitude, avec les huit caméras en mode grand angle. Il redouble de prudence, car s’il pénètre dans leur périmètre de patrouille elles constateront immédiatement qu’il n’a rien d’un oiseau ordinaire. Là ! Une opportunité. Can le pose sur le toit d’un camion qui vient de s’arrêter devant le poste de contrôle de l’entrée. Can écarte les mains et Oiseau redevient Serpent, qui descend jusqu’au pare-chocs en se tortillant à l’arrière du véhicule. Une autre transformation et voici Rat qui se tapit derrière la plaque d’immatriculation. Le camion vire pour remonter vers la baie d’Elma Örap quand le rongeur saute puis file entre les roues pour bondir en se dissociant et se mêler à l’essaim de Bitbots de Bébé Rat qui s’écoulent de l’arrière de la camionnette blanche. Rat se reconstitue dans les airs et, redevenu entier, il roule sous le véhicule pour sortir du champ des yeux antennes aux mouvements saccadés des Samsung.
Retour dans la çayhane.
Can perçoit des présences dans son dos. Il se tourne pour découvrir que tous les clients de la maison de thé ont déplacé leurs sièges afin d’assister au spectacle transmis par le robot morpheur sur l’écran en intellisoie.
« Oublie tes petits-enfants, j’en veux un ! déclare le propriétaire.
— C’est pour la télévision ? demande Édenté aux joues creuses.
— Sans charre, fiston, où est-ce que t’as acheté ces machins ? » Il y a toujours un type plus agressif que les autres, dans une çayhane, comme le vieil Égyptien de la place Adem Dede. La présence d’un râleur y est systématique. « Quels sales tours veux-tu jouer avec ça ? »
Le cœur de Can s’emballe et bat comme les ailes d’un pigeon coincé sur un balcon. Il n’a à aucun moment envisagé que ses activités pourraient éveiller la méfiance des simples spectateurs. Dans les histoires de détective le héros a toujours raison, sa bonne foi n’est jamais remise en question. Mais ce type vient de le faire et d’autres prises de conscience angoissent soudain Can. Certains de ces hommes font peut-être partie de la bande. Rien n’interdit aux pires criminels de s’accorder une pause pour s’offrir un ayran bien frais. Par ailleurs, Aigri pourrait être un policier. Moustachu gentil a tout d’un enseignant, d’un travailleur social ou d’un employé du ministère de l’Enfance. Quelqu’un qui a la possibilité d’interrompre son enquête en le renvoyant à son domicile. Mais Can trouve un moyen de se tirer d’affaire.
« Mon frère a été kidnappé. »
Tous sursautent. Qu’est-ce que je vais leur répondre quand ils me diront d’avertir les autorités ? se demande-t-il. Mais il a alors une idée de génie.
« Il doit de l’argent à ces types. » Tous laissent échapper un oh et se détendent. « C’est une erreur, naturellement. Il s’agit d’un malentendu. Mais je l’ai muni d’un traceur qui m’a conduit jusqu’ici, et quand je saurai exactement où il se trouve j’irai chercher le reste de la famille… et après on ira leur casser la figure, à ces usuriers !
— Tout ça, c’est du pipeau, pas vrai ? demande Édenté aux joues creuses.
— Non », affirme Can en levant les yeux comme lorsqu’il veut convaincre ses parents qu’il bluffe alors qu’il dit la vérité. « Vraiment. » À présent vous ne savez plus quoi croire, mais je dis la vérité. Ou presque. Can a une autre idée pour finir de leur embrouiller les idées. « Vous n’avez rien remarqué de bizarre dans le dernier bâtiment ? »
Le propriétaire secoue la tête, moins pour répondre négativement que pour exprimer le fond de sa pensée.
« Ah, les mômes ! commente Édenté aux joues creuses en faisant un geste dédaigneux de la main.
— Est-ce que tes parents savent où tu es, petit ? » demande Moustachu gentil en ne plaisantant qu’à moitié.
Si Mauvais coucheur ne quitte plus Can du regard, tous les autres ont reporté leur attention sur leurs çay et leurs cartes à jouer. Can plie les doigts. Tranquille, enfin.
Rat est toujours sous la camionnette blanche et Can l’envoie suivre le mur et se dissimuler derrière les tas d’ordures, comme le ferait un de ses congénères faits de chair et de sang. Là, il redevient Serpent et gravit la paroi derrière le tuyau de descente de la gouttière. Doucement, tout doucement. Ses adversaires et leurs gros Samsung encombrants ne sont pas de taille face à l’Enfant détective et ses Bitbots. Son plan est le suivant : déplacer Serpent le long des murs, le faire adhérer aux parpaings peints à la va-vite en utilisant les nanograppins qui lui permettent de dissocier ses éléments et de les assembler sous diverses formes, puis de se chercher une cachette dans l’ombre des appuis de fenêtre ou de l’avant-toit. Il s’agit de ses objectifs principaux. Il doit jeter un œil à l’intérieur. Can fait claquer ses doigts de surexcitation. C’est super ! Il est le meilleur !
Première fenêtre : une pièce vide avec un canapé cassé, un bureau et du matériel électronique que la résolution limitée de Serpent ne permet pas d’identifier.
Deuxième fenêtre : Serpent lève sa tête sertie de caméras au-dessus de l’appui. Trois matelas, quelques draps, des oreillers en mousse plus ou moins aplatis. Des bouteilles d’eau vides, en grand nombre. Des boîtes de plats à emporter également vides et nombreuses. Des sacs-poubelle noirs ventrus. Des magazines, des livres aux couvertures ternes et aux titres pleins d’arabesques.
Troisième fenêtre : des bureaux repoussés contre le mur, un sol encombré de caisses en polystyrène expansé et de cartons. C’est là que Can voit le premier humain. Un jeune homme assis à un bureau sur le côté, là d’où il peut surveiller tant la porte que la fenêtre. Il a des cheveux bouclés, des yeux bleus et le semblant de barbe qu’ont ceux qui testent pour la première lois leur système pileux. Il pourrait s’agir d’un des ravisseurs de Necdet, mais Can ne se souvient plus très bien de leurs visages. L’homme est attentif à ce qu’il fait, sur l’écran en intellisoie de son ordinateur. Can modifie la mise au point sans obtenir une image suffisamment nette pour déterminer ce qui s’affiche sur l’autre moniteur. Il n’ose pas s’attarder car l’homme risque de lever les yeux d’un instant à l’autre. Mais un objet anguleux posé sous le bureau l’intrigue. Le jeune homme change de position et l’Enfant détective identifie alors un fusil d’assaut.
Dans la çayhane Kapçek, Can a un mouvement de recul et laisse échapper un petit hoquet. Il regarde autour de lui avec gêne, pour découvrir si d’autres que lui ont vu l’arme. Les habitués ne semblent s’intéresser qu’à leurs cartes. Can retire rapidement Serpent de la troisième fenêtre, pour passer à la quatrième.
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