Necdet est là, allongé de côté sur un autre matelas. L’angle d’observation empêche Can de voir son visage, mais il porte les mêmes vêtements que lorsque ces types l’ont embarqué dans la camionnette blanche. Can n’est pas près de l’oublier. Une femme est accroupie sur ses talons, en face du prisonnier. Elle a un foulard mais des traits juvéniles, des lunettes à la mode, un jean et des bottes dont les talons se détachent légèrement du sol. Ses lèvres sont en mouvement, et il est évident qu’elle s’adresse à Necdet. Le système audio des Bitbots a toujours été leur point faible. Il est bien plus difficile d’obtenir un son correct qu’une image acceptable. Can est certain de ne l’avoir jamais vue. L’homme qui est assis en tailleur sur un matelas posé à même le sol, derrière elle, est en revanche vaguement familier. C’est un des kidnappeurs. Il est costaud et vieux, mais Can ne sait pas attribuer un âge aux plus de quatorze ans. Tous les adultes sont identiques, à ses yeux. Celui-ci est basané, un teint de l’Est, et il porte un tee-shirt SuperDry. Il a une barbe abondante qui efface par érosion le haut de l’inscription. Il a lui aussi un gros fusil posé sur les genoux.
Necdet excepté, tous pourraient d’où ils sont voir le serpent qui les épie, aussi nettement que si c’était un minaret. Can ramène le reptile en sécurité sous l’appui de la fenêtre. Il l’a trouvé. Il a localisé Necdet. Il a vu les gens qui le détiennent, et appris des choses sur eux. Ils sont armés. S’il a déjà envisagé cette possibilité, cette confirmation vient de l’ébranler. Que va-t-il faire, à présent ? Le plus urgent : recharger ses Bitbots.
Occupé à laver les verres, le propriétaire de la çayhane est surpris de découvrir derrière lui Can qui lui montre son adaptateur.
« Est-ce que je peux utiliser un peu d’électricité ? Je vous paierai. »
L’homme branche le cordon sans mot dire. Can modifie avec soin la position de son siège afin d’être dos au mur et pouvoir surveiller tant la rue que la maison de thé, une leçon que les terroristes viennent de lui enseigner. Il laisse choir Serpent et le métamorphose dans les airs en Oiseau, qui traverse ensuite Bostanci Dudullu Cadessi en vol plané. M. Ferentinou lui a un jour déclaré que les gens s’intéressent bien moins à ce qui s’éloigne d’eux qu’à ce qui se rapproche. L’arrivée d’Oiseau incite les clients de la çayhane à lever les yeux de leurs cartes à jouer.
« Je dois le recharger », explique Can.
L’opération dure une heure, interminable et angoissante. La lumière décroît. Le propriétaire s’impatiente. Les clients ont perdu tout intérêt pour leur partie de cartes et ils ne tarderont guère à entamer un nouvel interrogatoire. Can n’a pas la moindre idée de ce qui se passe en face, dans la maison de la terreur. Il doit prendre des décisions, établir une stratégie. Les Services d’urbanisme et de planification du Grand Istanbul doivent avoir dans leurs archives les plans détaillés du secteur. Pendant qu’il fait défiler les menus de recherche, Can se demande ce qu’on trouve dans leurs archives, un autre Istanbul couché sur le papier. Une ville en deux dimensions. Zone d’Activité Bostanci Dudullu. Un jeu d’enfant. Can peut à présent étudier son assaut. Il opte pour la voie la plus simple, qui passe par les services comptables. Il y pénétrera par une bouche d’aération puis s’élèvera dans le petit conduit mural. Rien de plus facile, pour Serpent. Les grilles ne manquent pas, le long des plinthes. En confiant le plan des bureaux à sa mémoire, il localise l’issue la plus proche de Necdet.
Voyants verts sur la totalité du panneau. Les Bitbots sont prêts.
Les comptables plient bagages et Rat trottine sur leurs talons. Le temps d’atteindre l’ouverture, Rat s’est transformé en Serpent et se faufile entre les barreaux de terre cuite sans seulement ralentir. En haut, toujours plus haut. Can sourit de joie et de concentration alors qu’il se guide sur les images reçues – détails qui grossissent follement, brusquement, déformés par la courte focale et l’étrange éclairage des LED peu puissantes de Serpent – et les plans des architectes. Il n’a jamais rien fait d’aussi fascinant. Il franchit le mur intérieur en parpaings et l’espace séparant le plafond du plancher du dessus s’ouvre devant lui. Des câbles… il doit les suivre. Des canalisations. Il est arrivé à destination. La grille diffuse une clarté aveuglante. Can diaphragme à fond et se rapproche en rampant, une écaille nanoscopique après l’autre. Le nez de Serpent n’est plus qu’à quelques millimètres de l’ouverture. Une forme sombre emplit l’horizon. Can en siffle, tant il se concentre pour rouvrir le diaphragme et passer en grand-angle. La masse noire recule et acquiert formes et substance : Necdet, qui git sur le matelas avec le dos contre la grille. Plus ennuyeux, la silhouette bien droite de son gardien qui fait face à Serpent. Il le verra à coup sûr, si le bot sort de sa cachette.
Seule la patience peut lui permettre de mener son plan à bien.
Et il reste assis devant le moniteur pendant une heure, sans bouger, sans faire de bruit, se contentant de regarder le dos voûté du captif. Le dernier camion a quitté l’entrepôt de l’atelier de conditionnement de pommes. Même le garde de l’entrée a fermé sa guérite et verrouillé le portail. Les Samsung FB118 patrouillent toujours et l’appartement situé au-dessus des bureaux du cabinet de comptabilité est éclairé. Dans Bostanci Dudullu Cadessi les véhicules ont allumé leurs feux. Il y a un coucher de soleil magnifique, au-delà des toits en tôle de cette zone d’activité.
« Quelqu’un doit passer te chercher ? » demande le propriétaire de la çayhane Kapçek.
Les joueurs de cartes sont partis, l’un après l’autre, déçus de ne pas avoir appris la fin de l’histoire du Garçon aux Jouets contre les Usuriers de Kayisdagi. Can est seul, à présent que les clients de l’après-midi ont déserté leur poste et que ceux du soir ne les ont pas encore remplacés.
« Je n’en ai plus pour longtemps », déclare-t-il.
Mais il ne sait toujours pas où il passera la nuit. Il n’y a d’ailleurs pas songé, avant cet instant. Il sait seulement qu’il doit rester à proximité jusqu’au moment où l’Enfant détective redressera la situation.
Un mouvement. Necdet s’est tourné. Maintenant. Prudemment, un millimètre après l’autre, Can déplace la tête de Serpent afin de le regarder en face. Il zoome, et constate que le prisonnier est mal en point. Il n’est pas rasé et ses cheveux sont gras. La chassie due à un sommeil agité s’est accumulée aux coins de ses yeux. Ses paupières closes tressautent. Ouvre-les, ouvre-les ! Necdet s’exécute. L’Enfant détective fait une nouvelle démonstration de son habileté. Il ouvre une autre fenêtre, déplace sa main droite dans le champ haptique et réunit le bout de son index à celui du pouce, comme un canard qui cancane. De l’autre côté du boulevard, dans le local situé au-dessus des services comptables, les LED de Serpent clignotent.
Réveille-toi.
Je ne veux pas me réveiller.
Réveille-toi !
Laisse-moi tranquille.
Comment ça ? Réveille-toi ! Ouvre les yeux !
Je ne veux pas ouvrir les yeux. La seule chose que je peux voir, c’est qu’ils sont sur le point de me tuer.
Qui suis-je ? Dis-le !
Tu es Hizir Khidr al-Khadir Khidar Khwaja Khizar Khizr. Tu es le Saint vert.
Qui suis-je ?
Tu es celui qui ne meurt jamais, l’Errant éternel, le juste Serviteur de Dieu, le précepteur des Prophètes, Seigneur des hommes et de l’Invisible, Maître de l’Assemblée des Saints, Seigneur des Flots de la Vie, Initiateur de ceux qui suivent la Voie Cachée.
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