— Un million d’euros. Si tu avais besoin d’argent…»
Ayse caresse son visage.
« C’était mon ego, qui en avait besoin. J’ai fait cela par pur égoïsme, pour démontrer de quoi j’étais capable. Je voulais te prouver que je pouvais moi aussi gagner des sommes colossales. Que j’étais digne de jouer dans la cour des grands. »
Une ombre se déplace sur la table et Adnan lève les yeux, surpris par la chute soudaine de température. Un nuage est venu se placer devant le soleil. C’est une minuscule bouffée de vapeur ridicule, mais d’autres arrivent et une véritable muraille de cumulonimbus se dresse désormais derrière le dôme d’Aya Sofya. Le cœur d’Adnan bat plus fort car l’énormité de ce qu’il a réussi avec Turquoise a pris une forme matérielle, physiologique. La preuve est écrite dans le ciel.
« J’ai servi d’appât. C’était un coup monté. J’aurais dû me méfier. Je me suis laissée aveugler. Un homme mellifié… Trouver une chose pareille, une des dernières merveilles du monde, aurais-tu pu refuser ? »
Adnan secoue la tête et articule un non.
« Ils ont essayé de me faire craquer, là-dedans. Çandar, son collègue, est un simple sous-fifre qui tient le rôle du méchant flic quand Aykut joue au gentil. Prison, énorme amende, perte d’activité, faillite. Je ne peux pas aller en prison. Ça tuerait ma mère. Je l’ai déjà tant fait souffrir en t’épousant ! Alors ils te placent face au Dilemme du prisonnier… Une simple amende, peut-être une peine avec sursis, et tout en reste là. Mais je devrai fermer boutique, et il n’y a rien d’autre qui m’intéresse. Si je ne peux plus voir un Pentateuque ashkenazi, une miniature d’Ispahan ou une illustration de Blake, ma vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Pas sans Blake. C’est aussi simple que cela. Je ne veux pas passer en jugement, je ne veux pas perdre la galerie. Merde merde merde merde merde ! »
Ayse écrase sa cigarette dans le cendrier.
« Il faut obtenir un accord plus avantageux, déclare Adnan. Pas plaider coupable en échange d’une réduction de peine mais une immunité contre toute poursuite.
— Ça, c’est réservé à ceux qui savent suffisamment de choses pour faire tomber un gouvernement…»
Ayse le regarde se lever de sa chaise pour contourner les tables de fumeurs et de buveurs. Il marche un moment dans le vieil Hippodrome, lève les yeux sur l’obélisque égyptien, revient. Quand elle veut l’interroger sur son attitude, Adnan pose l’index sur ses lèvres : plus un mot. Il a un plan, simple et parfait, aussi instantané et complet que l’a été dans ses moindres détails Turquoise lorsqu’il s’est reflété sur le verre fumé d’une cabine d’ascenseur. Si ce n’est que l’enjeu est encore plus important.
Adnan s’assied sur le tabouret en rotin, accroche son ceptep à son oreille.
« Bekdil. Adnan Sarioglu. Merci d’avoir pris mon appel. Il faut que je vous rencontre de toute urgence. Vous pourriez venir avec deux de vos associés ? Eh bien, tout de suite, ou un peu plus tard. De quoi il s’agit ? Eh bien, disons que vous êtes certainement meilleur avocat que négociateur. »
Le dernier local sur la droite, à côté de l’emballage de pommes Elma Örap, au-dessus du service comptable. Voilà où ils détiennent Necdet, déduit l’Enfant détective. Il est passé à côté à trois reprises, la dernière en flânant parmi des enfants qui reviennent de l’école. Le jeune homme aux moustaches broussailleuses du poste de sécurité ne l’inquiète pas. Il sait que les adultes ne remarquent jamais rien, et entre les coups de sonnette des camionneurs qui veulent entrer ou sortir, celui-ci partage son temps entre regarder une chaîne de sport et jouer sur son ceptep. Il n’empêche qu’il y a des caméras de surveillance, et une rapide vérification sur le forum des Observateurs de Bots l’a informé de la présence de deux drones de sécurité Samsung FB118 dans la Zone d’Activité Bostanci Dudullu. Les IA de ce modèle disposent de logiciels d’identification de formes, démarche et analyse faciale, et ils sont équipés en usine d’un lance-dards marqueurs RFID. L’avis quasi unanime de tous les participants au forum, c’est qu’ils s’intéressent aux gens après trois passages. Can prend donc tous les clichés dont il aura besoin à la première reconnaissance des lieux, en gardant le ceptep au niveau de sa taille, de simples cliquetis. L’activer était risqué, mais sitôt après avoir compris qu’il lui faudrait ces images il a également pris conscience d’avoir oublié d’inclure un appareil photo dans l’équipement de l’Enfant détective. Il l’inscrira sur sa liste, pour sa prochaine affaire.
Le quartier de Kayisdagi est laid, sans relief, encombré de bâtiments bas imbriqués les uns dans les autres pour gagner de la place, crépis pelés et plâtre taché de moisi, plastique, larges rues parcourues par de gros véhicules, de la poussière partout. Poussière sur les pick-up Toyota blancs, poussière sur les petites citadines à trois roues, poussière sur le dôme en tôle emboutie de la petite mosquée communautaire, poussière sur les enseignes des magasins. Toutes les femmes ont un foulard sur la tête, ici. Nourrissons et petits enfants sont nombreux. La propreté de certains laisse à désirer. Les sons sont uniformes, fluets et suraigus. Le soleil est éblouissant et brûlant. Can s’est badigeonné avec la moitié d’un tube d’indice trente.
Il pense avoir trouvé la planque idéale. La maison de thé Kapçek fait face au mur latéral de l’ensemble de locaux où Necdet semble être gardé prisonnier, de l’autre côté de Bostanci Dudullu Cadessi. La rue est large et animée, deux voies où la circulation est incessante. Les Samsung FB118 sont assez intelligents pour faire abstraction du trafic. Scanner et identifier chaque véhicule est dans leurs cordes, mais cela se ferait au détriment de leur travail de concierge. Can est dissimulé par le rideau d’engins motorisés qui défilent. Sous la banne de la çayhane il peut rester assis, utiliser son ordinateur et approfondir ses investigations. Il ne viendrait à l’esprit de personne de lui demander ce qu’il fait là. Ils sont nombreux, ceux qui passent la majeure partie de leur temps dans de tels établissements.
Des habitués que Can salue de la tête avant de prendre un tabouret.
« Messieurs », dit-il avec nonchalance. Les clients de Kapçek sont plus émaciés et moins bien rasés, ils ont des mains plus brunes et des pattes d’oie plus marquées aux coins des yeux, mais ils appartiennent à la même catégorie de personnages que M. Ferentinou et ses vieux Grecs. Can sort l’ordinateur de son sac à dos et le déroule. Le propriétaire vient à sa table. Il est plus jeune et mince que Bülent, et il a des dents saillantes.
« Monsieur ? »
Can le lorgne par-dessus ses lunettes noires d’Enfant détective.
« De l’ayran, s’il vous plaît. Avec des glaçons. »
Il est bien connu que du côté asiatique l’ayran est à la fois bon marché et excellent. Can en aspire un peu par la paille et ouvre l’application Bitbot avant de transférer directement les photographies du ceptep dans Panoramika, un logiciel qui se chargera de les assembler en une image de la Zone d’Activité Bostanci Dudullu explorable sur trois cent soixante degrés. Il doit envoyer ses Bots sur place pour vérifier la disposition des lieux et identifier les visages tant que la lumière du jour le lui permet encore. Il y a aussi la camionnette. Elle ne s’est pas déplacée depuis leur arrivée, la nuit dernière. Il peut, en zoomant, constater que Bébé Rat est toujours agrippé au pare-chocs arrière. Can glousse de joie, tant son habileté est grande. Le Bitbot est prêt. L’Enfant détective met son écouteur en place et engendre un champ haptique d’un tapotement des doigts. Sitôt qu’il agite l’index et le majeur, Serpent s’anime autour de son cou, régurgite sa queue et glisse le long de son bras pour se retrouver sur la table.
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