— Voilà comment les biens immobiliers se déprécient, marmonne Constantin.
— Remarquez que les policiers ont fait profil bas, cette fois. Ils jouent la carte de la discrétion, au cas où ce môme n’aurait pas fugué ou eu un accident, que Dieu l’en préserve !
— Dieu et Sa Mère, complète le père Ioannis en déposant un baiser sur sa croix.
— S’il lui est arrivé quoi que ce soit, les islamistes nous en tiendront responsables, affirme Lefteres.
— Il y a quelqu’un qui sait peut-être où est ce gosse, déclare Bülent. Le professeur Ferentinou. Vous vous rappelez ce qu’il a dit ? Robots, terrorisme gazier, gens qui voient des djinns partout, attentat dans le tram de lundi. Georgios pense que tout est lié, et il a fait part de ses théories à ce garçon. Il lui a bourré le crâne d’absurdités. Je parie que le jeune Durukan a voulu jouer au détective.
— Quel âge a-t-il ? demande le père Ioannis.
— Neuf ans.
— Enfin, la police va s’en occuper… Dieu soit loué », déclare le prêtre.
Bülent grimace. « Ce n’est pas aussi simple. Voyez-vous, c’est une nouvelle toute fraîche. Comme si elle tombait des téléscripteurs. Georgios vient seulement d’apprendre que Can a disparu… et vous savez à quel point il est proche de ce gosse.
— Un peu trop proche, marmonne Lefteres.
— J’avoue que je ne vous suis plus, reconnaît le père Ioannis. Georgios se fait un devoir de rester informé de tout ce qui se passe dans le quartier. Il déclare que c’est l’équivalent de sa carte de l’univers. Je m’étonne vraiment qu’il n’ait pas vu la police arriver.
— Il n’était pas ici », répond Bülent.
Déconcerté, le prêtre fronce les sourcils.
« Ariana », murmure Constantin.
Et, cette fois, le front du religieux s’incurve vers le haut.
« Il est actuellement auprès de Sekure Durukan, ajoute Bülent. Ils vont partir à la recherche de Can. Le père s’entretient avec les flics.
— Qu’espèrent-ils obtenir ? demande le père Ioannis. Il vaut mieux laisser ce genre de choses aux spécialistes.
— Vous feriez comme eux, si vous aviez un enfant, rétorque Bülent. Quoi que les policiers puissent en dire, je ne resterais pas les bras croisés. »
Le prêtre se touche le front. « Dieu et sa Mère soient loués, l’enfant est donc indemne.
— Je n’ai jamais dit ça, seulement qu’ils pensent savoir où il est.
— Et ce serait ?
— Là-bas, du côté asiatique. À l’endroit où se trouvent les ravisseurs de Necdet Hasgüler. Il s’agirait d’un complot terroriste. »
Lefteres lève les yeux, surpris par sa colère impuissante de vieillard.
« Quoi, encore ? »
Un homme de petite taille traverse à grands pas la place Adem Dede. Il est jeune et a un crâne prématurément dégarni, un visage en forme de cœur et une fine moustache, autant de caractéristiques qui le vieillissent un peu et lui apportent un petit côté comique, comme s’il était conscient d’être la cible de leurs regards. Nul ne sait de qui il s’agit, mais sa démarche indique qu’il est décidé et qu’il s’intéresse aux Grecs de la place Adem Dede.
« Est-ce que quelqu’un connaît Necdet Hasgüler, ici ?
— Qui le cherche ? demande Bülent en se levant lentement.
— Je m’appelle Mustafa Bagli et je suis son collègue du Centre de sauvetage commercial Levent. Il n’est pas venu travailler, ni hier ni aujourd’hui, je crains qu’il lui soit arrivé quelque chose. »
Les quatre hommes assis à la table échangent des regards, et c’est Bülent qui décide de répondre en pesant ses mots :
« C’est effectivement le cas. Des gens l’ont enlevé mercredi soir. »
Ce Mustafa écarquille les yeux.
« Des policiers ?
— Pourquoi cette question ?
— Parce que j’ai vu les flics embarquer un des autres, explique-t-il avec une surexcitation qui le fait bafouiller.
— Quels autres ?
— Les victimes de l’explosion du tram. La Femme aux péris d’Eregli. Necdet voit des djinns et elle des péris, des lutins et des personnages miniatures. Nous allions sonner chez elle quand les forces de l’ordre sont venues l’embarquer. Je crains que Necdet soit en danger.
— Il est effectivement en péril », déclare Lefteres dont l’humeur s’est notablement améliorée, comme si la Tempête de la Vierge Marie qui chasse les nuages violacés de l’automne avait soufflé dans son esprit. Il a retrouvé de quoi s’occuper. « Ce n’est pas la police qui a enlevé votre ami. » Il redresse brusquement la tête en entendant de l’autre côté de la place une petite voiture à gaz gris métallisé sortir de son garage en oscillant sur ses trois roues pour s’engager sur les pavés de la ruelle des Teinturiers. « Voilà l’homme auquel il faut en parler. Vite, allez lui répéter ce que vous venez de nous dire. Dépêchez-vous, avant qu’ils s’éloignent ! »
Mustafa salue et remercie les clients de la maison de thé puis sprinte sur la place en criant et gesticulant à l’attention de la citadine qui redémarre lentement, affaissée sur ses suspensions par la surcharge que représente Georgios Ferentinou. Il la rattrape et tapote la vitre. Le véhicule s’arrête. Les clients de la çayhane Adem Dede s’intéressent à la discussion qui se déroule à la portière. Tous se tassent dans l’habitacle et Mustafa s’y insère. Le véhicule s’abaisse plus encore avant de repartir en bringuebalant sur la pente.
« Voyons voir si j’ai tout compris. Une mère de famille, un professeur à la retraite et un employé d’un Centre de sauvetage commercial viennent de partir en guerre contre des terroristes, résume le père Ioannis. J’espère seulement que la police y mettra le holà avant qu’ils s’attirent de sérieux ennuis. Au fait, c’est quoi un Centre de sauvetage commercial ?
— Sans importance, déclare Constantin de sa voix rauque. Ce que je voudrais savoir, c’est ce qui s’est passé à ce rendez-vous avec Ariana Sinanidis. »
Le père Ioannis referme ses doigts sur sa cordelette à prières et entreprend de faire défiler les nœuds. En raison de leur nature, les bénédictions sont éphémères. Seul Dieu est éternel, de même qu’Istanbul.
Ils arrivent.
Necdet se réveille. L’aube grisâtre emplit la pièce du haut. Il est seul mais, de sa position sur le matelas, il voit des pieds dans la pièce d’à côté. Il compte quatre paires de chaussures qui entrent et sortent, montent et descendent l’escalier. Quelqu’un s’exprime. Foulard vert donne des ordres, à en juger par son intonation. Il ne peut assimiler ses propos, mais tous semblent les approuver.
Maintenant. Prépare-toi.
Gros Salopard entre dans la pièce et agrippe du même mouvement Necdet par le haut de son tee-shirt, pour l’obliger à se lever. Mais le captif a suivi les conseils d’Hizir. Il est bien éveillé et prêt. Il s’est concentré.
Serre les poings. Pouces dehors.
Gros Salopard referme des menottes serflex sur ses poignets et tend la bande de plastique pour immobiliser ses bras dans son dos. Gros Salopard prend Necdet par le bras gauche, Chevelu par le droit. L’otage se raidit, plante ses talons sur le sol, laisse ployer ses genoux, se débat et se contorsionne… ce qui ne les empêche pas de le traîner hors de la chambre, en direction de l’escalier.
« Où m’emmenez-vous ? Oh, Dieu, non ! Ne me tuez pas, ne me tuez pas ! »
Connard grincheux descend bruyamment les marches, derrière eux. Necdet sent la fraîcheur d’un cylindre métallique sur sa nuque.
« Pas un bruit ou je te fais exploser la cervelle ! »
Ils reculent la camionnette contre la façade de l’immeuble, afin que les portes ouvertes dissimulent leurs activités aux lève-tôt qui passent en voiture dans Kayisdagi, mais le transfert est si rapide, exécuté avec tant de maîtrise, que Necdet se retrouve à l’arrière du fourgon qui franchit le portail sans qu’un seul conducteur de camion n’ait vu autre chose que les pommes qu’il livre en vrac ou emporte conditionnées.
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